Réponse à la Hadopi : une sphère non-marchande autonome peut exister !
:: S.I.Lex :: - calimaq, 25/07/2013
Hier, la Hadopi a publié le premier volet de son étude sur la faisabilité et la pertinence d’un système de rémunération proportionnelle du partage. Cette note dresse un inventaire et une analyse des usages en matière d’accès aux oeuvres sur Internet.
Après l’annonce faite par la Hadopi de son intention de se saisir de cette question, la Quadrature du Net avait dénoncé les nombreux biais implicites que son approche comportait :
L’étude envisagée par la Hadopi résulte visiblement d’un effort de dernière minute pour tenter d’exister sur un sujet pour lequel elle est le moins légitime des intervenants possibles. Elle repose sur un ensemble de présupposés qui vont orienter par avance ses résultats au lieu de fournir des pistes ouvertes de légalisation du partage non-marchand [...] En prétendant cibler « les entités tirant, par leurs activités, un gain marchand des échanges non marchands des œuvres », elle sous-entend qu’il n’existe pas réellement de sphère du partage non-marchand, alors que cette dimension est essentielle.
A la lecture de cette note, force est de constater que la Hadopi est effectivement arrivée exactement là où elle le voulait : une démolition en règle de la notion même d’échanges non-marchands.
Sa volonté ne consiste manifestement pas à étudier objectivement les conditions de la légalisation du partage et d’une rémunération associée de la création. Il s’agit avant tout de prolonger la bataille des mots, si importante en matière de droit d’auteur, en modifiant les termes mêmes du débat de manière à le réorienter. De la même façon que le partage a été stigmatisé pendant des années par l’emploi de termes comme"vol" ou "piratage", la Hadopi se livre à de nouvelles distorsions sémantiques, mais d’une manière beaucoup plus subtile et pernicieuse.
Les tenants de la légalisation du partage, comme la Quadrature du Net, SavoirsCom1 ou le Parti Pirate, soutiennent l’idée qu’il faut que la répression cesse de cibler les échanges non-marchands entre individus, en affirmant que ceux-ci correspondent à l’exercice de droits positifs vis-à-vis de la culture. Pour contrer cette approche qui gagne du terrain, la Hadopi a choisi de démontrer méthodiquement qu’il ne pouvait pas exister d’échanges "non-marchands" d’oeuvres en ligne et que ces pratiques ne correspondaient à vrai dire pas même à des "échanges".
Il n’y a pas d’ "échanges", juste de la "consommation"
Le premier biais dans son analyse consiste à dresser un inventaire des modes d’accès aux oeuvres en ligne en les mettant tous sur le même niveau : FTP, P2P, email, streaming, plateformes UGC type Youtube, Newsgroup, réseaux sociaux.
Elle s’attache ensuite à se demander si ces pratiques peuvent bien être qualifiées "d’échanges" sur la base de cette définition :
Usuellement, le terme « échange » peut laisser supposer que ses acteurs se connaissent ou – à défaut – que l’échange se réalise au sein d’un « cercle restreint».
Et elle ajoute aussi dans ses critères d’évaluation des conditions d’équilibre, de réciprocité et d’équivalence (sous-entendu : est-ce que les individus qui se livrent à ces pratiques "donnent", au sens de "mettent à disposition des oeuvres", autant qu’ils en reçoivent ?). Sur la base de ces présupposés, la Hadopi arrive aux conclusions suivantes :
La réciprocité n’est pas systématique et, le cas échéant, semble rarement équilibrée. Dans le contexte qui nous intéresse, le téléchargement n’implique pas nécessairement la mise à disposition, et réciproquement [...]
De fait, sur la base de la réciprocité, de l’équilibre, de l’équivalence ou des cercles concernés, formellement, la notion d’échange ne semble pas s’appliquer aux pratiques visées.
Les échanges non-marchands ne seraient donc pas des "échanges", terme sans doute trop valorisant, et la Hadopi prend bien soin également de ne pas employer le terme de "partage" dans son étude, trop positivement connoté. Pour elle, l’affaire est entendue : il s’agit en réalité toujours d’une forme de "consommation des biens culturels" :
Sans systématisme de la réciprocité et hors cercle restreint, la notion d’échange semble inadaptée à la description des pratiques visées. Cependant, elle pourrait être entretenue par la définition d’une communauté plus ou moins large dont les membres partageraient un intérêt essentiellement tourné vers la consommation de biens culturels.
Tout est "marchand"
Après cette première distorsion terminologique, la Hadopi embraye sur une seconde, encore plus importante. Elle s’attache à démontrer qu’il existe toujours directement ou indirectement une dimension marchande dans les pratiques observées :
En revanche, indépendamment de la potentielle gratuité du système pour les utilisateurs, ces échanges sont à la source de bénéfices pour la grande majorité des intermédiaires qui les facilitent. Ces bénéfices sont caractéristiques d’un système pleinement marchand, qui tire profit de l’acte d’échange et de la nature des biens échangés.
A ce titre, qualifier ces « échanges », qui s’appuient sur des intermédiaires dégageant un bénéfice marchand, de « non marchands » n’est pas exact.
Pour la Hadopi, ces intermédiaires qui interviennent toujours peu ou prou dans ces échanges peuvent être de quatre natures différentes :
- Référencement (Moteurs de recherche, annuaires de torrent, annuaires de liens, etc.)
- Mise en relation d’utilisateurs (tracker, DHT, etc..)
- Hébergement (Youtube, Cyberlocker, etc.
- Conversion (Ripping)
Dans sa perspective, ce sont ces acteurs, et non les internautes, qui devraient être mis à contribution dans un système de rémunération proportionnelle du partage, pour répondre au fait qu’ils "profitent" des échanges d’oeuvres protégées en ligne.
Au terme de son "étude", la Hadopi parvient donc à un résultat hautement problématique, dans la mesure où elle entend démontrer qu’il ne peut exister de sphère non-marchande autonome vis-à-vis du secteur marchand.
Il faut reconnaître l’habileté du procédé, car il touche vraiment le cœur des propositions des tenants de la légalisation du partage. Mais la démonstration repose sur des paralogismes aisés à démonter.
Une définition du partage non-marchand est possible
La Hadopi cherche par ces procédés à discréditer les positions des tenants de la légalisation du partage en leur reprochant l’imprécision de leurs définitions :
On retrouve dans ces pratiques répandues l’existence de transactions gratuites, en début ou bout de chaîne, et, de façon récurrente, une impression de désintermédiation (« entre consommateurs ») à la faveur desquelles l’écosystème apparaît comme réduit à celui des consommateurs.
C’est pour partie sur le fondement de ces caractéristiques que certaines de ces pratiques sont communément qualifiées « d’échanges non-marchands ». Le périmètre de cette formule (à la fois économique, technique et d’usage) est particulièrement flou et tend à évoluer selon les discours.
Mais les propositions de la Quadrature du Net sont au contraire très précises sur le périmètre des pratiques qui doivent être incluses dans la notion" "d’échanges non-marchands entre individus" et elles ne visent pas à couvrir l’ensemble des dispositifs d’accès aux oeuvres dont la Hadopi a dressé l’inventaire.
Philippe Aigrain a consacré sur son blog un billet à la définition du périmètre des échanges non marchands :
Constitue un partage entre individus toute transmission d’un fichier (par échange de supports, mise à disposition sur un blog ou sur un réseau pair à pair, envoi par email, etc.) d’un lieu de stockage « appartenant à l’individu » à un lieu de stockage « appartenant à un autre individu ». « Appartenant à l’individu » est évident quand il s’agit d’un ordinateur personnel, d’un disque personnel ou d’un smartphone. Mais cette notion recouvre aussi un espace de stockage sur un serveur, lorsque le contrôle de cet espace appartient à l’usager et à lui seul (espace d’un abonné d’un fournisseur d’accès sur les serveurs de ce FAI, hébergement cloud si le fournisseur n’a pas de contrôle sur le contenu de cet hébergement).
Un partage est non-marchand s’il ne donne lieu à un aucun revenu, direct ou indirect (par exemple revenu publicitaire) pour aucune des deux parties. La notion de revenu est à entendre au sens strict comme perception monétaire ou troc contre une marchandise. Le fait d’accéder gratuitement à un fichier représentant une œuvre qui fait par ailleurs l’objet d’un commerce ne constitue en aucun cas un revenu.
On le voit, cette définition est très stricte : elle ne concerne que les échanges décentralisés entre individus et aucunement les formes d’accès impliquant de passer par des plateformes centralisées. Par ailleurs, le caractère non-marchand est lui aussi entendu d’une façon étroite. Il exclut formellement les services proposant des abonnements ou ceux qui se rémunèrent par de la publicité. C’est donc dire que la plupart des modes d’accès aux oeuvres que la Hadopi a inclus dans son étude ne seraient pas couverts par la légalisation des échanges non-marchands telle que la défend la Quadrature du Net.
Il est évident par exemple qu’un Youtube est exclu d’emblée de ce périmètre par sa centralisation et son modèle publicitaire, tout comme les réseaux sociaux. La plupart des plateformes de direct download et de streaming le seraient aussi, de même que les Newsgroup payants.
La définition admet néanmoins que certains intermédiaires puissent jouer un rôle dans le partage non-marchand, comme les services d’hébergement cloud par exemple. Car il est difficile d’imaginer qu’aucun intermédiaire ne puisse intervenir. L’approche de la Hadopi est de ce point de vue complètement arbitraire. A ce compte, pourquoi ne pas inclure EDF parmi les intermédiaires qui "profitent" du piratage puisqu’elle fournit l’électricité contre rémunération ? Et on notera aussi que sous couvert d’exhaustivité, la Hadopi ne dit rien des FAI qui sont pourtant des intermédiaires indispensables à toute forme d’échanges. Mais comme elle veut visiblement à tout prix écarter des pistes de type licence globale, elle escamote les FAI du paysage. La méthodologie suivie est complètement biaisée, car le but est à l’évidence d’arriver à atteindre un résultat posé par avance.
Dans la définition de la Quadrature du Net, le caractère non-marchand s’apprécie également à raison du comportement des individus : il résulte du fait que ceux-ci partagent sans but lucratif, c’est-à-dire sans chercher directement ou indirectement à se procurer des revenus par le biais de cette activité.
Le but de cette définition stricte est de réorienter les pratiques de partage vers des formes les plus décentralisées possibles, sur lesquelles les individus pourraient exercer un véritable contrôle. Il ne s’agit pas de légaliser l’ensemble des pratiques de partage telles qu’elles existent, mais de légaliser le partage tel qu’il devrait être pour correspondre au mieux à l’esprit de ce terme.
A ces conditions, on voit qu’il peut exister une sphère non-marchande autonome, justement parce qu’elle évite au maximum de passer par des intermédiaires, l’objectif étant de revenir aux échanges de pair-à-pair qui ont caractérisé pendant longtemps les pratiques sur Internet.
Défendre une sphère non-marchande autonome
Ce que la Hadopi ne dit pas, c’est qu’elle a une responsabilité directe dans le fait que les pratiques d’échanges aient peu à peu migré vers des formes centralisées impliquant des intermédiaires marchands. Car la riposte graduée, en ciblant spécifiquement le téléchargement en P2P, a mécaniquement promu des formes centralisées, comme MegaUpload en son temps et Youtube aujourd’hui, qui concentre une part énorme du trafic.
Son étude a le mérite de nous montrer ce que nous risquons de perdre à cause de la guerre au partage qui est conduite : c’est justement l’autonomie de la sphère non-marchande, par déplacement des pratiques vers des offres commerciales, légales ou illégales.
Les échanges peuvent pourtant exister dans une sphère non-marchande autonome et s’exercer sur une base de réciprocité, conforme à l’esprit du mot "partage". C’est le cas par exemple au sein de communautés privées, qui fonctionnent en général selon des règles strictes (ratio) garantissant que l’on y donne autant que l’on reçoit. C’est plus encore le cas dans une dimension du partage complètement absente de l’étude de la Hadopi, mais qui est fondamentale dans les pratiques. La Hadopi se garde en effet bien de dire que la plus grande part du partage a lieu aujourd’hui par le biais d’échanges de supports physiques (clés USB, CD ou DVD gravés, disques durs externes, etc). Or ces pratiques IRL répondent aux conditions de réciprocité et de limitation à un cercle restreint que la Hadopi manie dans son étude. Plus important encore, elles s’exercent dans une sphère non-marchande autonome, de la même manière qu’auparavant nous nous offrions des livres papier, des CD ou des DVD. L’usage qui se répand de plus en plus de dispositifs comme les Dead Drops ou les Pirate Box reste lui aussi conforme à cet esprit du partage sans intermédiaires entre individus.
En privilégiant "l’accès" plutôt que le partage et en mettant en avant des intermédiaires marchands, la Hadopi cherche en réalité à réintroduire de la verticalité là où les pratiques culturelles peuvent s’exercer de manière horizontale entre pairs.
Son but est aussi visiblement démagogique, car elle sous-entend que la rémunération du partage, qu’elle compte étudier dans les prochains volets de son étude, doit peser sur ces intermédiaires et non sur les internautes eux-mêmes, comme le prévoient les modèles de la licence globale ou de la contribution créative. Or la reconnaissance du partage comme un droit positif des individus ne pourra être effective que si les financements sont indépendants au maximum des ces fameux intermédiaires. Un droit au partage qui devrait par exemple nécessairement passer par Youtube n’en serait pas un. Ce serait au contraire une forme de "privilège" accordé à Youtube, qui renforcerait encore sa domination et plongerait les internautes dans une dépendance encore plus forte vis-à-vis des géants du web.
J’ai déjà eu l’occasion de l’écrire : la liberté a un prix et la contribution créative est le prix à payer pour pouvoir récupérer en tant que citoyens une partie du contrôle, à la fois sur l’écosystème global d’internet, mais aussi sur le financement de la création.
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Il est essentiel de défendre l’existence d’une sphère non-marchande autonome sur Internet. C’est une des conditions du développement de la culture numérique et de la culture tout court, eu égard à l’importance qu’Internet a pris dans nos vies. A ce titre, la manoeuvre d’Hadopi pour dissoudre la sphère non-marchande dans le secteur marchand est extrêmement pernicieuse. Il ne s’agit pas seulement pour elle d’une ultime tentative d’Open Washing, alors que ses jours sont sans doute comptés. Le but est de déplacer le débat sur un terrain où les droits du public ne pourront plus être consacrés pleinement.
Il n’y a à vrai dire qu’un seul point positif dans cette étude. Dans son obsession de mettre en avant les intermédiaires marchands qui "profitent" des échanges, la Hadopi en vient presque à dire que le partage des oeuvres par les individus ne constitue pas un préjudice pour les titulaires de droits. Elle sous-entend même par endroit que ce partage ajoute de la valeur aux oeuvres en leur conférant davantage de notoriété. C’est ce que les tenants de la légalisation n’ont eu de cesse de dire depuis des années et nous ne manquerons pas de citer l’étude de la Hadopi pour contrer des tentatives de mise en place d’une compensation du soit-disant "préjudice" causé par le partage.
A nous à présent de nous ré-emparer des termes du débat pour ne pas qu’on nous les confisque.
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