Le tocsin fou : le racisme en France
Justice au singulier - philippe.bilger, 7/11/2013
Impossible d'abandonner totalement mon projet initial : je désirais consacrer un billet au reportage lamentable (sur D8) réalisé par Farida Khelfa, "Campagne intime" : une plongée dans la vie du couple Sarkozy lors de la campagne de 2012. Il ne suffit pas d'être une amie de Carla Sarkozy et de tenir une caméra pour être à la hauteur. Entre l'adoration justifiée du papa pour sa fille et les chansonnettes susurrées par Carla, c'était mince, très mince, pour ne pas dire plus. Que n'auraient pas fait les talentueux Serge Moati ou Patrick Rotman avec un tel sujet et une telle liberté ! Quel gouffre avec la campagne de 2007, quelle platitude et quelle médiocrité !
Comment François Hollande, avec un tel repoussoir que la défaite de 2012 a consacré, a-t-il pu si rapidement dilapider le trésor royalement républicain qui lui avait été confié ?
Mais impossible d'éluder les interrogations médiatiques angoissées qui visent à nous persuader que la France est devenue globalement raciste, que le racisme représente le danger essentiel auquel doit échapper notre pays. "C'est une attaque au coeur de la République", déclare Christiane Taubira dans Libération, et Le Parisien questionne en première page : "La France devient-elle raciste ?" avec un billet de Matthieu Croissandeau, "Rance", nous renvoyant, peu ou prou, à la "France moisie" et à tous les discours masochistes sur notre nation. Et pour Harry Roselmack qui renchérit : la France raciste est de retour (Le Monde) ! Une telle avalanche sur une France si méprisable ?
Ce débat, dont on ne sait pourquoi aujourd'hui on lui donne une telle résonance, est révélateur de la faiblesse, voire de l'impuissance d'un pouvoir qui, faute d'être crédible dans la gestion des problématiques fondamentales, fait passer au premier plan des malaises de société qui, s'ils doivent être appréhendés comme il convient, dans l'ordre des urgences et de l'opératoire ne sont pas des enjeux prioritaires. Ségolène Royal l'analyse bien au sujet de la volonté de pénaliser les clients des prostituées : "La loi sur la prostitution est une dispersion décalée par rapport à la crise de l'emploi et qui va encore faire polémique" (Le Parisien). On pourrait formuler le même constat sur tous les dérivatifs, même graves, qui sollicitent abusivement l'esprit public.
Si on a le droit de hiérarchiser, je suis infiniment plus préoccupé par la criminalité des mineurs et l'accroissement terrifiant de la violence gratuite. Par exemple le lynchage d'un jeune de 14 ans par un groupe de mineurs de 12 à 15 ans dans une commune iséroise (Le Parisien).
Il y a une diversité des racismes et un élargissement politique de la palette perverse de l'antisémitisme. J'entends bien qu'aucun racisme n'est justifiable mais, sauf à continuer de penser et de s'indigner comme si nous pouvions espérer un monde idéal, ici des propos haineux et scandaleux seront tenus qui exigeront la répression qu'ils méritent et là, dans un autre contexte, des réactions de rejet demeureront intolérables mais auront leur explication. La rigueur de la loi ne pourra jamais faire l'économie d'une qualification pénale pertinente soucieuse de ne pas confondre tout débat critique avec la commission d'une infraction. Approche d'autant plus nécessaire dans sa nuance qu'il y aura toujours des citoyens furieux, vindicatifs, frustrés, envieux, malheureux ou stupides qui se défouleront sur les noirs, les juifs, les arabes et que l'obsession d'une démocratie doit être de réduire cette part honteuse.
Il faut attacher un intérêt tout particulier au très long entretien de Christiane Taubira. En dépit de la présence de l'excellente et libre Sonya Faure, toujours une déférente complaisance pour cette ministre manifestement adorée à proportion même de son discrédit populaire !
Je ne suis pas persuadé que la vision négative et crépusculaire qu'elle développe - "des inhibitions disparaissent, des digues tombent" - soit globalement pertinente et qu'elle soit fondée à dénoncer des atteintes à la République parce que, ministre, elle est fortement contestée partout où elle passe.
Je répète qu'oser la comparer à un singe, tomber dans ce racisme bestial représente une indignité absolue. Là où elle se trompe à mon sens, peut-être à nouveau sujette à une vanité et à une conscience de soi qui lui sont familières, c'est dans la généralisation qu'elle opère à partir de sa situation pour fustiger une menace qui affecterait tout le pays. Le racisme scandaleux dont elle a été victime est une réponse bête et inappropriée à la politique calamiteuse qu'elle met en oeuvre ou qu'elle ne cesse pas d'annoncer. Quand elle déplore à juste titre que "les réactions n'ont pas été à la mesure", elle met douloureusement l'accent sur le fait que, si elle est l'icône d'une gauche compassionnelle et minoritaire, elle n'est pas appréciée politiquement et judiciairement partout ailleurs au point qu'on veuille à tout coup et à toute force séparer la femme à respecter du garde des Sceaux éminemment contestable et contestée. Les ovations des députés socialistes mettent du baume mais ne comblent pas les vides. Ce qui se déroule avec elle est spécifique et ne permet pas de brosser un tableau apocalyptique de l'avenir français.
La seule comparaison possible avec le cas de Christiane Taubira est à rechercher dans le parcours ministériel de Robert Badinter où, icône de la gauche encore plus largement, celui-ci a été la cible d'attaques antisémites insupportables qui constituaient le paroxysme d'une opposition qui ne se satisfaisait plus de sa sphère politique. J'admets qu'il n'est pas neutre qu'il ait été juif et qu'elle soit guyanaise mais ces débordements gravissimes expriment et exprimaient moins une France "rance" que l'exaspération de citoyens privés de tout contrôle.
Pour ce qui affecte, infecte la France au quotidien - français de souche ou non -, tout est profondément décrit, et dans une forme à la fois superbe et décapante, par Alain Finkielkraut dans son dernier livre "L'identité malheureuse". Quand l'évolution de notre société, l'urbanisation, le chômage, la lâcheté politique, l'acceptation sans ressort ni sursaut de ce qui fait se déliter, se détruire notre savoir-vivre ensemble, notre savoir-être collectif, la démission des instances d'ordre et d'autorité, l'abandon à la délinquance et à la criminalité de zones littéralement confisquées, quand les Français, quelles que soient leur couleur, leur religion, fiers de leur exemplarité et de leur civisme, se sentent expulsés de leur patrie naturelle et d'une certaine manière étrangers au coeur même de la France, il faudrait condamner toutes les aigreurs, toutes les laideurs qui viennent alors au coeur et à l'esprit sans les comprendre une seconde ?
A déplorer l'augmentation des incivilités verbales et des paroles xénophobes, on oublie qu'en même temps, le politiquement correct n'a jamais été plus fermement assuré sur ses bases. La société se laisserait aller, serait moins retenue, s'effrayerait moins devant les outrances de la pensée et aurait moins de scrupule à exprimer la détestation d'autrui mais la bien-pensance n'a jamais été plus affirmée et affichée.
Ce qu'on oublie tient à cette évidence inconfortable que le Front national n'a pas libéré ni créé la parole critique ou hostile, il en profite et l'enfle. Elle est née d'une situation, elle surgit d'un pays qui a mal à son destin et à son identité, elle est inspirée et jetée en vrac, en colère à cause des mille incommodités d'une existence collective où il est de plus en plus dur de tolérer certains voisinages, de supporter certains comportements et de devoir en plus être soumis à la vigilance pointilleuse de censeurs qui prêchent l'humanisme comme d'autres, pour reprendre la phrase d'André Gide, parlent du nez.
François Hollande, comme tous ses prédécesseurs, a condamné le racisme et exigé la plus grande fermeté à son encontre. Ce n'est pas, en tout cas, les sonneurs d'un tocsin devenu fou à force d'être agité pour tout et n'importe quoi au point de banaliser ce qui ne mériterait pas de l'être et de monter en épingle le dérisoire, qui nous aideront à trouver le ton juste, la bonne distance et ce que la démocratie doit refuser ou valider.
Le tocsin fou sur le racisme en France : ce serait une plaisanterie si la France n'était pas distraite ainsi de ce qui la fait réellement sombrer.