Pourquoi ces hommes ne se sont-ils pas empêchés ?
Justice au Singulier - philippe.bilger, 6/02/2020
"Un homme ça s'empêche", disait le père d'Albert Camus.
J'aime cette définition qui ne renvoie pas seulement à ce que l'humain doit faire mais à ce qu'il doit s'interdire, qui est parfois beaucoup plus ardu.
Entre les crimes sexuels, les viols avec leur malfaisance éclatante et les comportements irréprochables, il y a une zone grise, perverse, trouble, équivoque.
Entre la théorisation et la pratique de transgressions criminelles à la Matzneff et l'impeccable correction professionnelle et humaine, il y a place pour une multitude de dérives de toutes sortes, allant de gestes faussement anodins, d'attouchements délibérés à des pénétrations vraiment imposées, malgré l'apparence, à des victimes tétanisées.
Un homme ça s'empêche. Pourquoi tant ne se sont-ils pas empêchés ?
Je veux parler de ces liens, de ces compagnonnages qui, dans beaucoup d'univers et pas seulement politique et sportif, mêlent pouvoir, autorité, influence, dépendance, soumission, respect, bienveillance présumée et autorité.
Il paraît que tous savaient, à cause de ces rumeurs tellement répétées sur certaines personnalités qu'elles constituent des informations, de ces certitudes qu'on ne se murmure qu'à l'oreille. Si tous savaient, pourquoi attend-on toujours que la faiblesse, et elle seule, celle qui a été offensée, agressée ou violée ait un jour l'intrépidité de parler, de dénoncer, d'écrire un livre, souvent tard, si tard ?
Il est clair qu'à tout instant un responsable, un officiel pourvu même de seulement un petit peu de pouvoir, un président, un directeur, technique ou non, un ministre, aurait pu faire surgir de cette confusion la vérité, nommer le fautif, le mettre hors d'état de nuire et ainsi déjà apaiser sa ou ses victimes. Une sorte d'honorable premier de cordée.
Alors que de lâchetés en abstentions, le poison pourtant connu a continué à infecter le climat, briser une existence et manifester comme il y a des justiciers en chambre mais peu de justes dans la réalité.
Je ne voudrais pas non plus qu'avec une confortable équité, on mette en cause une culpabilité générale, une responsabilité collective pour s'épargner la charge d'avoir à dénoncer, à discriminer et à séparer le bon grain de l'ivraie. J'ai souvent connu, notamment en matière judiciaire, cette propension à pourfendre des abstractions critiquables plutôt qu'à cibler les attitudes répréhensibles en les personnalisant. Quand il n'y a qu'une brebis galeuse, il est inutile de feindre que tous puissent l'être. Au risque de constituer la gale singulière comme une plaie universelle.
Ces observations m'ont évidemment été inspirées par la courageuse championne de patinage artistique Sarah Abitbol, l'impunité trop longue de son entraîneur Gilles Beyer et l'entêtement du président Didier Gailhaguet dont le moins qu'on puisse dire en de telles circonstances est qu'il manque de décence (L'Equipe).
Mais il est essentiel d'aller au-delà.
Alors qu'un homme, ça s'empêche, pourquoi tant ont-ils oublié cette injonction intime, ce décret éthique, cette élégance humaine ? Faut-il considérer que c'est un tour de force de résister à une tentation accessible, naturellement soumise, dénuée de toute méfiance puisque de l'autre qui est l'entraîneur, le supérieur, le confident, le maître, le prêtre ou le patron, ne peut provenir par principe que du bien ? Et que pour quelques hommes, malheureusement de plus en plus nombreux si les révélations sont fiables, cette proximité et cette influence sont au contraire un moyen, une opportunité "pour ne jamais s'empêcher" ?
Si la justice peut encore être rendue, quel que soit cet homme, où qu'il ait sévi, enfin désigné et exclu, la sanction doit être à la hauteur de son franchissement des limites et de la violation des lois intime et pénale.
Un homme, ça s'empêche ou ça se condamne.