Faudra-t-il aussi supprimer la magistrature ?
Justice au singulier - philippe.bilger, 5/07/2014
Nadine Morano et Henri Guaino ne sont pas allés assez loin et Christian Estrosi, en maintenant son arrêté contre les drapeaux ostentatoires malgré sa suspension par la juridiction administrative, est évidemment bien placé pour évoquer la haine de la magistrature contre Nicolas Sarkozy (20 minutes, Le Figaro, France 2).
Les premiers n'ont en effet proposé que l'abolition du syndicalisme judiciaire et la suppression de l'Ecole nationale de la magistrature (ENM). Tant qu'à faire, ils n'auraient pas dû s'arrêter en si bon chemin !
Pour être habitué aux provocations de Nadine Morano et aux fulgurances pas toujours bien venues d'Henri Guaino, on reste cependant saisi devant cet extrémisme qui, chez eux, suit chaque péripétie procédurale liée à Nicolas Sarkozy.
Le propre du discours politique est en principe de devoir se soumettre aux exigences de liberté et de responsabilité mais il se donne aussi trop souvent le droit de s'abandonner à une absurdité totale parce qu'il sait qu'elle ne s'incarnera jamais dans le réel sauf à souhaiter l'émergence d'un pouvoir totalitaire qui détruira ce que l'esprit démocratique a permis.
Imagine-t-on en effet un gouvernement classique, de droite ou de gauche, libéral ou socialiste, décréter un jour de telles abolitions ?
Si nous avions, sur un terrain vierge, à inventer la magistrature, à réfléchir sur le syndicalisme et à concevoir l'enseignement, nous pourrions conceptuellement ouvrir des chemins singuliers et, pourquoi pas ?, imaginer une autre institution, un service public avec d'autres règles.
Mais le syndicalisme judiciaire est là depuis 1968 pour le SM et depuis 1974 pour l'Union syndicale des magistrats (USM). Quant à l'ENM, sous un autre nom, elle date de 1958 grâce au général de Gaulle et à Michel Debré.
Le bon sens, le pragmatisme et l'impossibilité de mettre à bas ce qui dans son essence a constitué une avancée empêchent de prendre au sérieux ces fantasmes d'effacement. Mais il est regrettable, comme l'a très bien dit Jean-Christophe Buisson sur RTL à On refait le monde, que ceux-ci aient rendu, par leur excès, un débat pourtant nécessaire quasiment impossible.
Pourtant, ce débat n'a jamais été absent de l'espace public mais la manière dont il était abordé restait mesurée et opposait au nom de la démocratie les tenants d'un progressisme éclairé à ceux, pour la magistrature, d'une réserve totale. Des arguments recevables de part et d'autre s'échangeaient en quelque sorte pour la beauté de la controverse sans que l'empoignade sorte du champ intellectuel et débouche sur une véritable haine du syndicalisme et la détestation de ceux qui le pratiquaient.
Ce qui a tout bouleversé est le déplorable Mur des cons qui a manifesté concrètement, ostensiblement à quel point certains membres du SM faisaient s'accorder bêtise et idéologie, partialité et inconscience. Certes, personne ne doutait que ce syndicat fût, depuis sa naissance, proche de la gauche, voire de l'extrême gauche. Qu'il ne se serve de la justice plus qu'il ne la serve. Que son obsession, dans ses pratiques, était par exemple de mettre en cause la police au travers du policier et le patronat au travers du patron.
Mais ces dérives ont longtemps été occultées par la brillante génération qui avait fait du SM à la fois une machine de guerre et un lieu de réflexion, un mélange d'intelligence et d'esprit partisan. Une acidité contestable mais stimulante.
Le Mur des cons, conséquence aussi de la formidable dégradation de la qualité des dirigeants du SM au fil du temps, a constitué un véritable séisme parce qu'il a malheureusement conduit le citoyen et beaucoup de politiques à assimiler la majorité des magistrats à quelques énergumènes incendiaires de la justice et, à ceux-ci, nombre de membres équilibrés et compétents du SM pour lesquels l'exercice professionnel n'était absolument pas altéré par l'appartenance syndicale.
La défense démagogique de Nicolas Sarkozy a joué de cette confusion et personne, tant la cause de son honnêteté au sens large est devenue problématique, ne saurait lui reprocher d'avoir abusé du thème de la politisation de la magistrature en s'en prenant à l'un des magistrats instructeurs. Sans le Mur des cons, jamais un tel dérapage n'aurait été concevable même de la part de cette personnalité-là.
Il convient que le SM s'adonne à un travail considérable de réflexion sur lui-même, qu'il se désinfecte de tout ce qui dégrade sa structure en parti, ses idées en idéologie et en parti pris et retrouve le chemin d'une véritable démarche professionnelle. On ne demande pas au SM de se substituer au pouvoir politique, de l'accompagner quand il est socialiste ou de le vitupérer s'il est de droite. On doit exiger de lui qu'il reste à sa place. Faute de cette rénovation, il fera disparaître, en même temps que lui, l'adhésion à la justice et la confiance qu'elle doit inspirer.
Cette mue positive est possible puisque l'USM, en dépit d'un rapprochement systématique avec le SM depuis quelques années sur certains sujets, est parvenue à maintenir sa crédibilité syndicale et n'est jamais apparue, aux yeux des citoyens, comme la courroie de transmission d'un parti, un organe militant.
Quant à l'ENM, je sais bien que les controverses n'ont jamais manqué à son sujet et qu'on s'est plu parfois à moquer cet établissement qui délivrait "un permis de juger" en proposant, à sa place, des expériences professionnelles qui permettraient de devenir magistrats moins précocement et avec plus de maturité et d'humanité. On va sans doute continuer à brasser ce type de question mais toujours est-il que l'ENM a enrichi sa formation, fait appel à une vision internationale et surtout à une évaluation psychologique des futurs magistrats. Ce ne sont pas des évolutions négligeables et le Directeur actuel, me semble-t-il, serait bien inspiré en favorisant le pluralisme intellectuel, l'approfondissement de la culture générale, une pédagogie sur la maîtrise du pouvoir, la politesse judiciaire et le savoir-vivre tout court.
Nadine Morano, Henri Guaino et tous ceux qui suivent leur ligne absurde sans l'avouer exigeront, bientôt, la suppression de la magistrature. Après tout, cette institution est détestable qui tente de rendre justice à tous, aux faibles comme aux puissants, et parfois, parce qu'elle est saisie d'affaires qu'elle n'a pas inventées, a l'impudence de mettre en examen même un ancien président de la République.
Que ces boutefeux continuent sur ce registre et on saura alors que le Mur des cons a fait des petits : le même délire mais de de l'autre côté.