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Déchéance de la nationalité : Pourquoi la République française n'est pas qu'une affaire de papiers

Actualités du droit - Gilles Devers, 23/12/2015

Les événements se bousculent, et devant le spectacle dramatique de la SFIO...

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Les événements se bousculent, et devant le spectacle dramatique de la SFIO qui adopte les propositions pétainistes de déchéance de nationalité, la réflexion est particulièrement nécessaire. Aussi, le blog poursuit sa mise en avant de tribunes ou d’interviews qui paraissent éclairantes. Pas la peine d’être d’accord sur tout : c’est le bonheur de la confrontation des idées, actuellement laminée par les intégristes sécuritaires.

Voici publié par Le Figaro, un entretien avec Laurent Bouvet, professeur de science politique à l'UVSQ-Paris Saclay. Son dernier ouvrage, L'insécurité culturelle, est paru chez Fayard.

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Malgré les propos de Christiane Taubira à Alger, François Hollande maintient la déchéance de nationalité. Que vous inspire cette décision ?

Laurent Bouvet : Dès lors que le président de la République avait annoncé une telle mesure dans son discours solennel devant le Congrès le 16 novembre dernier, il lui était très difficile de revenir dessus. C'est d'ailleurs cette cohérence de la parole présidentielle qui a été mise en avant par le premier ministre mercredi lorsqu'il a annoncé que la mesure figurerait dans le projet de réforme constitutionnelle.

Votre question renvoie à deux problèmes distincts mais qui témoignent chacun de l'impasse politique dans laquelle se trouve placé aujourd'hui le gouvernement alors même qu'il y avait une quasi unité nationale il y a un mois encore. Le premier est de savoir pourquoi François Hollande a décidé d'annoncer une telle mesure, éminemment symbolique, le 16 novembre dernier. Le second est de savoir comment la garde des sceaux qui devra, normalement, présenter ce projet de révision constitutionnelle devant le parlement a-t-elle pu dire, depuis l'étranger de surcroit, que cette mesure ne figurerait pas dans ce projet.

Que dit-elle des contradictions idéologiques de la gauche ?

On est au cœur du problème. La mesure annoncée est contraire au discours traditionnel et je dirai même à l'ethos de la gauche. Elle témoigne donc, a minima, d'une errance doctrinale voire idéologique, de la part du pouvoir actuel, et au sommet du président de la République. Certains rétorquent en général à cette objection, déjà faite dans d'autres domaines, en économie notamment, que le président est un pragmatique, qu'il sait s'adapter aux changements de situations.

Il ne s'agit pourtant pas là de pragmatisme car celui-ci ne peut être dicté que par l'efficacité des mesures prises, même si elles rompent avec le discours tenu antérieurement, pendant une campagne électorale notamment. On connaît cette nécessité en matière économique même s'il y aurait beaucoup à dire car les mesures prises depuis quelques années ne sont visiblement pas d'une efficacité telle qu'elles puissent être justifiées pragmatiquement.

Concernant la déchéance de nationalité, chacun s'accorde, le premier ministre en tête, sur l'inefficacité de la mesure en matière de lutte contre le terrorisme et donc, sur son caractère purement symbolique. Dès lors, en quoi est-ce du pragmatisme ? Comment justifier une mesure qui ne rompt pas seulement avec un discours mais avec les principes mêmes défendus par la gauche et plus largement par tous les républicains cohérents ?

Est-ce un «simple» mouvement tactique pour s'assurer du vote de la droite en faveur de la révision constitutionnelle ? Si oui, le jeu en vaut-il la chandelle ? Est-ce pour montrer que le président de la République se situe au-dessus du clivage gauche-droite ? Si oui, le déséquilibre du côté droit est tel que l'ensemble de sa position est fragilisée. Est-ce pour contrer le FN dans son installation dans le paysage politique ? Si oui, on retombe vite sur la logique de l'original par rapport à la copie et on risque la satisfaction bruyante de ce parti qui voit là reprise une mesure qu'il propose de longue date.

Bref, on comprend mal où le chef de l'Etat veut en venir. D'autant qu'il donne en permanence des gages, symboliques eux aussi, sur sa gauche. Ne serait-ce qu'en gardant, contre vents et marées, Christiane Taubira dans son gouvernement. Cette fois la contradiction est arrivée à son terme. Non seulement «le roi est nu» mais il oblige chacun à le regarder et à commenter sa nudité politique.

Ces contradictions s'incarnent-elles également dans la composition du gouvernement ? Pour le dire plus simplement, Manuel Valls et Christiane Taubira peuvent-ils continuer à cohabiter dans le même gouvernement ? La majorité présidentielle a-t-elle toujours un sens ?

Il en va de l'équilibre dans un gouvernement comme du pragmatisme : on peut le juger à son efficacité. Si avoir Manuel Valls et Christiane Taubira permet de réunir une large majorité à gauche en trouvant des compromis permettant de faire avancer un projet commun, il n'y a pas de problème en soi. C'est même ce que l'on peut attendre de l'exercice du pouvoir qui ne peut jamais se réduire à une forme de pureté doctrinale.

En revanche, si les tensions et les divergences voire les oppositions sont trop fortes, qu'elles empêchent tout compromis et qu'elles ne débouchent, publiquement, que sur de la cacophonie, alors on ne voit pas bien l'intérêt pour le président de la République et pour la gauche plus largement. C'est hélas ce que l'on vit depuis un bon moment. La cacophonie est revenue dans le gouvernement alors que Manuel Valls comme premier ministre y avait mis un terme en obtenant le départ d’Arnaud Montebourg, Aurélie Filipetti et Benoît Hamon à la rentrée 2014.

La majorité est, elle, dans un état bien pire encore dans la mesure où le PS est plus seul que jamais, les autres forces à gauche ayant été laminé dans les urnes. Et qu'en son sein même, entre le mouvement dit des «frondeurs» et les déclarations pas toujours cohérentes de la direction du parti, bien heureux qui pourrait dire ce que pense ou veut le PS comme organisation politique.

L'impression de flou, d'incertitude et d'incohérence qui émane du pouvoir actuel, gouvernement, majorité et parti, rend difficile l'adhésion et le soutien de l'électorat ou de l'opinion, dans les urnes ou dans les sondages.

Sur le fond, vous avez souvent appelé à la construction d'une gauche «nationale républicaine». La recomposition en cours va-t-elle dans ce sens ?

Je considère depuis longtemps en effet, à travers mes travaux et mes interventions publiques, que la gauche française gagnerait à se réapproprier de manière très volontariste les principes et symboles républicains (Nation, drapeau tricolore, Marseillaise, laïcité… mais aussi égalité, solidarité, lien indéfectible entre nationalité et citoyenneté…) qu'elle n'a pas su, pu ou voulu défendre et promouvoir depuis des années, et qu'elle a même, pour une partie de cette gauche, sciemment abandonnés. Cet oubli et cet abandon ayant principalement bénéficié au FN. On voit hélas aujourd'hui les conséquences de cette dérive dans l'installation du FN dans le paysage politique même s'il ne franchit pas encore la barrière électorale ultime.

Il est très difficile aujourd'hui de voir comment va se recomposer la gauche française. Les exemples européens sont d'ailleurs assez variés, on vient de voir l'innovation apportée par l'exemple espagnol mais qui peut difficilement être reproduit en France. Il faudra attendre, car nous sommes dans les institutions de la Vème République, l'élection présidentielle pour voir évoluer le paysage lui-même et pas seulement s'exprimer les insatisfactions et les velléités de transformation ou de refondation. On peut faire l'hypothèse qu'après 2017, quel que soit le résultat de l'élection présidentielle pour la gauche, on assistera à des ajustements plus ou moins profonds de l'organisation partisane sur les clivages qui se dessinent autour des questions économiques et sociales d'une part, et autour des enjeux de sécurité et d'intégration de l'autre. La question européenne, celle des frontières et au final de ce qu'est la France, de notre identité commune, sera au croisement et au cœur de ces différentes interrogations. C'est pourquoi ce qui se joue symboliquement aujourd'hui autour de la nationalité prend tant d'importance.

Vous êtes opposé au droit de vote des étrangers, mais également à la déchéance de nationalité. Pourquoi ?

Tout simplement parce que j'essaie d'être un républicain cohérent et conséquent ! Qu'est-ce que la République en France, au-delà du régime républicain lui-même ? C'est notre contrat social, notre pacte civique et ce qui définit notre commun. C'est même d'abord cela puisque même un royaliste qui serait opposé à la forme républicaine du régime peut adhérer aux principes qui définissent notre commun - j'en ai fait une liste rapide plus haut d'ailleurs…

Un de ces principes fondamentaux, c'est précisément le lien entre nationalité et citoyenneté, un lien appuyé lui-même sur un droit du sol, en fait sur une identité française qui se définit non par une appartenance préalable, liée au sang, à la «race», à la couleur de peau, à la religion ou à la généalogie lointaine mais par une adhésion aux principes de notre commun - de ce qui nous unit plutôt que de ce qui nous distingue -, à la fois à une histoire, un passé, et à un projet, un avenir. L'identité française ne peut donc pas être la somme des identités de ceux qui la constituent. Elle est bien autre chose, quelque chose d'à la fois tangible et insaisissable, qui dépasse cette somme - à la manière dont la volonté générale n'est pas la somme des volontés particulières. Ce qui fait que la France même si elle ressemble par la couleur de peau, la langue, les coutumes ou la religion historiquement dominante de ses citoyens à d'autres pays, est spécifique, et qu'elle n'est pas ces autres pays - c'est d'ailleurs là, je le souligne au passage, l'une des illusions européennes…

Or tant le droit de vote des étrangers aux élections locales que la déchéance de nationalité sont des atteintes à ce principe républicain. Ce qui me paraît étrange, c'est que ceux qui sont opposés à l'un puisse être favorables à l'autre. Et comme dans les deux cas, ce n'est pas une question de pragmatisme car il n'y a pas d'efficacité à en attendre mais bien un enjeu principal, je m'étonne que l'on puisse être aussi incohérent du point de vue républicain. A moins de ne pas se déclarer tel, évidemment.

Compte tenu de la crise d'intégration que traverse le pays, ne faut-il pas néanmoins revoir les conditions d'obtention de la nationalité française ? Sans remettre en cause le droit du sol, l'obtention de la nationalité française doit-elle être conditionnée par une manifestation de la volonté de la personne à laquelle elle est accordée ?

L'acquisition de la nationalité par des étrangers grâce au droit du sol doit rester un élément fondamental de notre droit républicain. Pour les raisons principielles évoquées plus haut. L'idée que la volonté puisse se manifester pour des adultes est évidente. C'est d'ailleurs déjà le cas, notamment en raison des conditions de durée de résidence ou dans la vérification de la réalité d'un mariage par exemple. Pour les enfants, dès lors que les parents le souhaitent et que le droit leur permet, il me semble que c'est important également de maintenir cette possibilité. C'est à l'école et à l'ensemble de la Nation dès lors de faire d'un enfant devenu français sans qu'il ait exprimé sa volonté un Français au sens dont je parlais tout à l'heure. Pour paraphraser la célèbre formule de Beauvoir sur les femmes, je dirais qu'on ne naît pas français, on le devient. Bien sûr, on peut naître français en termes juridiques mais, quelle que soit son origine, on devient français grâce à l'école et à l'ensemble de ce que la Nation fait pour vous et exige de vous, au-delà de ses multiples identités, familiale ou de son milieu social notamment.

C'est pour cela qu'il faut réinvestir massivement la République au quotidien, la République concrète, à la fois en termes de droits, d'égalité et de solidarité, pour tous les Français sans aucune exception, en même temps qu'en termes de devoirs et d'exigence au regard de ce commun dont nous sommes tous à la fois dépendants et garants. La République, notre commun, n'est pas qu'une affaire de papiers (carte d'électeur, carte d'identité ou carte de sécurité sociale…), c'est une affaire de volonté et de détermination. Il faut la faire vivre, chaque jour. C'est la tâche des élus bien sûr mais aussi de chacun de nous, les citoyens.

 


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