Pourquoi nous avons besoin d’un droit de citation audiovisuelle
:: S.I.Lex :: - calimaq, 17/10/2015
Dans le cadre de la consultation en cours sur le projet de loi numérique, le collectif SavoirsCom1 a fait une proposition visant à instaurer un droit de citation audiovisuelle en France. C’est une idée qui figurait aussi initialement dans le rapport proposé par l’eurodéputée Julia Reda, mais qui n’a hélas pas été retenue suite au vote du Parlement européen.
La conjonction de deux actualités, l’une venant de France et l’autre venant des États-Unis, me donne l’occasion une nouvelle fois de montrer pourquoi nous avons réellement besoin d’un droit de citation audiovisuelle pour protéger la liberté d’expression et comment il est possible de l’instaurer dès maintenant en utilisant les marges de manoeuvre appréciables offertes par le droit français et européen.
Le droit de citation audiovisuelle contre la censure
La première histoire concerne à l’origine un reportage diffusé en septembre 2013 par l’émission Envoyé Spécial sur France 2, intitulé « Villeneuve, le rêve brisé ». Dépeignant la question de la violence dans une banlieue de Grenoble de manière particulièrement caricaturale, cette émission avait déclenché la colère des habitants qui ont attaqué en justice la boîte de production pour « diffamation ». Les juges ont finalement rejeté en 2014 leur plainte pour des raisons de procédure (défaut d’intérêt pour agir de l’association représentant les habitants), mais sans se prononcer sur le fond. En revanche, le CSA a adressé un avertissement à la chaîne pour « manquement aux obligations déontologiques » pour ce reportage jugé « discriminant », preuve d’un profond malaise…
L’affaire ne s’arrête cependant pas là, puisque la chaîne Public Sénat a l’intention de diffuser ce soir à 22h00 une contre-enquête intitulée « La Villeneuve, l’utopie malgré tout » destinée à dénoncer la stigmatisation des banlieues et à « poser les bases d’une nouvelle relation constructive entre médias et quartiers populaires ». Ce beau projet porté par la société de production ON Y VA! a été financé en partie suite à une opération de crowdfunding sur KissKissBankBank.
Le problème, c’est qu’Amandine Chambelland, la réalisatrice du reportage diffusé en 2013 dans Envoyé Spécial ne l’entend pas de cette oreille. Elle reproche à ON Y VA! d’avoir utilisé des extraits de deux minutes pour illustrer son propos et elle va même jusqu’à invoquer une atteinte à son « droit moral » pour « atteinte à l’intégrité » de son oeuvre. Elle est visiblement allée jusqu’à menacer de déposer une action en référé devant la justice pour essayer d’empêcher la diffusion du reportage par Public Sénat ce soir (même si elle semble avoir renoncé depuis). De son côté, ON Y VA! se défend en faisant valoir la liberté d’expression et un « droit à la citation » des images.
Hélas, un tel « droit de citation » n’existe pas actuellement dans la loi française. On trouve seulement une exception de courte citation dans le Code de Propriété Intellectuelle, étroitement limitée et interprétée de manière restrictive par la jurisprudence. Si la citation de courts extraits de texte est permise pour critiquer une oeuvre ou illustrer une analyse, il n’en est pas de même pour les images fixes, la vidéo ou la musique. Il en découle une situation profondément déséquilibrée, puisque là où la critique est possible pour un livre, elle devient beaucoup plus difficile ou risquée pour un reportage. Cette affaire montre bien comment le droit d’auteur – et jusqu’au droit moral – peut être instrumentalisé à des fins de censure, ce qui est inacceptable au regard de la liberté d’expression.
Ici, la réalisatrice n’a certes pas osé aller jusqu’au bout en saisissant la justice, mais c’est sans doute par peur de provoquer un effet Streisand plus qu’en raison de doutes sur ses chances de succès, car en l’état actuel du droit français, les juges auraient très bien pu lui donner raison..
L’usage équitable pour la liberté d’expression
Cette affaire « La Villeneuve » fait écho à une décision de justice, rendue cette fois aux Etats-Unis, dont on a appris l’existence cette semaine (merci @Pouhiou !). Elle concerne Equals Three, une des chaînes mythiques sur YouTube, créée à l’origine par Ray William Johnson, dont le format a inspiré chez nous des vidéastes français comme Antoine Daniel avec What The Cut ou Mathieu Sommet avec Salut les Geeks. Le principe consiste à chaque épisode à commenter de manière humoristique trois vidéos repérées sur Internet, en réutilisant des extraits (voir ci-dessous).
Néanmoins, une société appelée Jukin media, dont j’ai déjà parlé dans un billet précédent ce mois-ci, s’est spécialisée dans l’obtention des droits sur des vidéos virales qu’elle repère, en négociant un partage des recettes publicitaires avec leurs créateurs. Elle agit ensuite comme un agent en envoyant des plaintes pour violation du copyright, notamment sur des plateformes comme Youtube ou Facebook qui mettent à sa disposition des outils automatisés de filtrage (les fameux « robocopyrights »).
Sur cette base, Jukin Media a agi à 41 reprises à l’encontre de la chaîne Equals Three, en lui envoyant des notifications de retrait de vidéos réutilisant des contenus sur lesquels elle bénéficie des droits. Equals Three a réussi à obtenir le rétablissement en ligne de ces vidéos en contestant les signalements, mais elle a perdu au passage les revenus publicitaires engendrés par leur diffusion, ce qui a fini par lui causer de sérieux soucis. Elle a donc choisi de contre-attaquer Jukin Media en justice pour revendiquer le bénéfice du fair use (usage équitable), prévu dans la loi américaine sur le droit d’auteur.
Ce dispositif, destiné à protéger la liberté d’expression, permet à un utilisateur de s’exonérer de sa responsabilité pour violation du droit d’auteur lorsque son usage d’une oeuvre protégée peut être dit « loyal », à partir de l’application d’un certain nombre de critères (comme la proportion utilisée ou le but poursuivi). Les juges accordent notamment de l’importance au fait que l’utilisateur ait cherché à critiquer ou à commenter l’oeuvre, ainsi qu’à produire une création « transformative » (pas de reprise telle quelle, mais avec une valeur ajoutée propre).
C’est précisément ce qu’a fait le juge saisi par Equals Three dans cette affaire. Il a estimé que dans 19 cas la réutilisation des vidéos par la chaîne était bien couverte par le fair use et que les notifications envoyées par Jukin Media étaient donc sans fondement. C’est notamment le caractère « transformatif » de l’usage qui a emporté sa décision et le fait d’avoir utilisé les images pour produire un commentaire (je traduis) :
La narration opérée par le plaignant ne se contente pas de décrire simplement ce qui est montré dans les vidéos de Jukin ; Au contraire, le plaignant fait des commentaires à propos des vidéos de Jukin pour faire ressortir leur caractère ridicule en produisant des dialogues fictifs mettant en lumière la manière dont les événements apparaissent, en opérant des comparaisons ou en se moquant directement des événements décrits et des personnes impliquées.
En revanche (et c’est intéressant), il a refusé de reconnaître le bénéfice du fair use à la reprise d’une vidéo (celle – célèbre ! – où l’on voit le premier acheteur d’un iPhone 6 le faire tomber par-terre en ouvrant fébrilement la boîte), parce qu’elle n’était pas accompagnée de suffisamment de commentaires pour considérer qu’il y a « transformation » (voir ci-dessous à partir de 1m45).
On voit bien ici que ce que le fair use autorise – à l’inverse droit français -, c’est un usage « citationnel » des images, comme le décrit le chercheur spécialisé en culture visuelle André Gunthert dans cet article, en montrant qu’il est indispensable au libre exercice de la critique.
Instaurer un droit de citation audiovisuelle en France
Nous avons cherché du côté de SavoirsCom1 à apporter une réponse à ce problème, non pas en proposant la reconnaissance d’un « fair use à la française » (idée qui heurte la tradition juridique continentale), mais en agissant simplement sur le champ d’application de l’exception de citation figurant dans notre Code. Nous nous sommes basés notamment sur les conclusions du rapport rendu par la juriste Valérie Laure Benabou au CSPLA à propos des « oeuvres transformatives » fin 2014. Ce travail a notamment montré qu’il existait de réelles marges de manoeuvre pour faire évoluer la loi française dans le respect du droit européen. L’idée consiste à aller moins loin que l’introduction d’une exception en faveur des mashups ou des remix, mais simplement de permettre l’exercice du droit de citation pour tous les types de contenus, au-delà du seul texte.
Je reproduis ci-dessous notre proposition de nouvelle rédaction de l’exception de citation, ainsi que l’explication qui l’accompagne :
Créer un droit de citation audiovisuelle :
A l’article L. 122-5 du Code de Propriété Intellectuelle, le a) du 3° est supprimé et remplacé par :
a) Les analyses et citations concernant une oeuvre protégée au sens des articles L.112-1 et L. 112-2 du présent Code, justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’oeuvre à laquelle elles sont incorporées et effectuées dans la mesure justifiée par le but poursuivi.
Explications :
La jurisprudence actuelle de la Cour de Cassation réserve l’application de l’exception de courte citation au domaine de l’écrit exclusivement. Cette restriction constitue une contrainte importante pour la création et interdit de réaliser des citations musicales, graphiques ou audiovisuelles. Néanmoins, la Cour de Justice de l’Union Européenne a clairement spécifié dans sa décision Eva-Maria Painer qu’il n’y a pas lieu pour les Etats-membres de restreindre l’application de l’exception de citation au domaine de l’écrit. Le rapport Lescure, ainsi que le rapport remis par la juriste Valérie Laure Benabou au CSPLA sur les œuvres transformatives, recommandent de réformer l’exception de citation dans le sens des usages. L’amendement proposé s’appuie sur les marges de manœuvre laissées par la directive européenne sur le droit d’auteur pour étendre l’exception de citation à tous les types d’œuvres et remplacer la« courte citation » par une citation « proportionnée au but poursuivi ». Il résultera de cette modification une plus grande latitude ouverte aux créateurs pour citer des oeuvres préexistantes de tous types afin de les commenter ou de s’en servir pour illustrer un propos critique.
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Si vous estimez que cette proposition mérite d’être soutenue, vous pouvez encore le faire jusqu’à ce soir, sur la plateforme de consultation du projet de loi numérique.
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