L’avis du Conseil d’Etat sur l’état d’urgence (17 novembre 2015)
Actualités du droit - Gilles Devers, 18/11/2015
Quelques infos à propos de notre nouvelle constitution civile... Il va falloir en effet s’y habituer : nous sommes en Ve République, mais tendance « état d’urgence », ce qui change beaucoup de choses et pas uniquement pour les méchants… Le blog va donc suivre avec attention la mise en place et l’évolution de ce nouveau régime, qui au nom des risques graves pour la sécurité, va porter des atteintes non moins graves à nos libertés.
L’état d’urgence n’est pas la disparition du droit, mais une remise en cause des grandes libertés publiques. La loi qui sera prochainement votée sera lue à la loupe, mais en réalité ce qui comptera vraiment, ce sont les décisions qui seront prises en application de cette loi, car il faudra toujours justifier la remise en cause des libertés par la réalité des menaces sur l’ordre public et la sécurité des personnes. Et chaque fois qu’il sera nécessaire, seront formés des recours en légalité, car – c’est notre génome juridique – force doit rester à la loi.
Le Gouvernement a consulté son avocat, c’est-à-dire le Conseil d’État, sur le projet de loi qui sera très rapidement soumis au Parlement, et qui comprend deux volets : d’une part la prorogation de la période d’état d’urgence à trois mois, la décision initiale du président n’étant valable que pour 12 jours, et d’autre part, un ensemble de dispositions censées renforcer la pertinence des mesures pouvant être prises. Voici in extenso l’avis rendu par le Conseil d’Etat (Commission permanente, 17 novembre 2015, Section de l’intérieur, n° 390.786).
Avis sur un projet de loi prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions
1/ Le Conseil d’État a été saisi le 16 novembre 2015 d’un projet de loi prorogeant pour une période trois mois, à compter du 26 novembre 2015, l'état d'urgence déclaré sur le territoire métropolitain par le décret n° 2015-1475 du 14 novembre 2015.
2/ Ce décret, délibéré en conseil des ministres, a été pris à la suite des attentats terroristes qui ont frappé notre pays dans la soirée du 13 novembre :
« L'état d'urgence est déclaré par décret en Conseil des ministres. Ce décret détermine la ou les circonscriptions territoriales à l'intérieur desquelles il entre en vigueur. Dans la limite de ces circonscriptions, les zones où l'état d'urgence recevra application seront fixées par décret.
« La prorogation de l'état d'urgence au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi ».
Deux décrets du même jour (n° 2015-1476 et n° 2015-1478) rendent applicables à tout le territoire métropolitain, outre les mesures prévues aux articles 5, 9 et 10 de la loi du 3 avril 1955, les mesures mentionnées aux articles 6, 8 et au 1° de l'article 11.
A l’exception de celles prévues au 2° de l’article 11 (contrôle des moyens de communication et des spectacles) et de l’article 12 (compétence de la juridiction militaire pour juger des crimes et délits), ce sont donc toutes les mesures prévues par la loi de 1955 qui sont rendues applicables sur l’ensemble du territoire métropolitain.
3/ Le projet de loi prévoit que le pouvoir exécutif pourra, si son maintien n’est plus nécessaire, mettre fin à l'état d'urgence avant l'expiration du délai de trois mois.
4/ Il modifie enfin sur plusieurs points la loi du 3 avril 1955.
5/ Le Conseil d’État note, à titre préalable :
- que la loi du 3 avril 1955 n’a pas été abrogée par la Constitution de 1958, ainsi que l’a jugé le Conseil constitutionnel à propos de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie (n° 85-187 DC du 25 janvier 1985) ;
- qu’elle est compatible avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Ass, 24 mars 2006, Rolin et Boisvert).
6/ Le Conseil d’État considère en l’espèce, eu égard à la nature de l’attaque dont a été victime notre pays et à la persistance des dangers d’agression terroriste auxquels il demeure, en l’état, exposé que la déclaration de l’état d’urgence, comme sa prorogation pendant trois mois, sont justifiés.
7/ Il estime également que tant le ressort géographique déterminé par les décrets du 14 novembre 2015 que les mesures retenues par ces décrets, parmi celles que prévoit la loi du 3 avril 1955, sont proportionnés aux circonstances.
8/ S’agissant des modifications apportées à la loi de 1955, le Conseil d’État relève qu’elles poursuivent plusieurs objectifs :
- actualiser certaines de ses dispositions dépassées par l’évolution des circonstances de droit et de fait, qu’il s’agisse des voies de recours contre les mesures individuelles d’assignation à résidence et d’interdiction de séjour (article 7) ou du barème des sanctions (article 13) ;
- clarifier et renforcer la mesure d’assignation à résidence prévue à son article 6 afin de parer à la menace que font peser de nombreux individus radicalisés dispersés dans le tissu urbain ou l’espace rural ;
- mieux lutter contre les groupements pratiquant ou prônant la violence ;
- assortir la mesure de perquisition prévue au 1° de son article 11 des précisions indispensables pour caractériser sa nature de mesure de police administrative, pour mieux définir et mieux encadrer les pouvoirs inhérents à son exécution et pour la faire plus efficacement contribuer à la lutte contre l’utilisation d’internet par les réseaux terroristes et contre la circulation d’armes clandestines ;
- de façon générale, compléter les dispositions de la loi pour mieux garantir les droits et libertés constitutionnellement protégés.
9/ Prenant en compte le contexte exceptionnel qui est celui des états d’urgence, le Conseil d’État a vérifié que les modifications apportées par le projet à la loi de 1955 :
- ne relevaient pas d’une rigueur non nécessaire quand elles renforçaient les pouvoirs de police administrative ;
- apportaient des garanties suffisantes lorsqu’elles encadraient l’exercice de ces pouvoirs.
10/ Il s’est notamment assuré de ce que les contraintes nouvelles assortissant l’assignation à résidence (conduite de la personne assignée à résidence par les services de police ou les unités de gendarmerie sur les lieux de l’assignation ; obligation de présence au domicile pendant une partie de la journée ; obligation de se présenter périodiquement aux services de police ou aux unités de gendarmerie ; remise d’un document justificatif de l’identité ; interdiction de voir certaines personnes) seraient :
- réservées aux personnes à l’égard desquelles il existe des raisons sérieuses de penser que leur comportement constitue une menace ;
- tempérées par des garanties (limitation de la durée de l’astreinte domiciliaire ; limitation du nombre de présentations journalières aux services de police ou de gendarmerie ; délivrance à l’intéressé d’un récépissé valant justification de son identité ; limitation de l’interdiction faite à l’assigné de voir certaines personnes à celles, nommément désignées, dont il existe des raisons sérieuses de penser que leur comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics, l’interdiction étant levée dès qu’elle n’est plus nécessaire).
11/ Le Conseil d’État a sensiblement aménagé la rédaction du nouvel article 6-1, inséré par le projet dans la loi de 1955, qui permet de dissoudre, pendant l’état d’urgence, des associations ou groupements participant à des actes gravement attentatoires à l’ordre public, facilitant de tels actes ou y incitant :
- Il a supprimé la seconde condition cumulative à laquelle le projet subordonnait la dissolution d’un groupement, liée à l’assignation à résidence de certains de ses membres ou contacts, la dangerosité de ce groupement n’étant pas nécessairement liée à la présence parmi ses membres d’une personne assignée à résidence.
- Il a précisé que, pendant l’état d’urgence, l’article 6-1 serait mis en œuvre sans préjudice de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, lequel est applicable en permanence.
12/ Le Conseil d’État a relevé que la protection apportée par le juge des référés administratifs (qui se prononce sans attendre et ordonne s'il y a lieu la fin de la mesure) est très supérieure à celle résultant de l’intervention de la commission prévue à l’article 7 de la loi de 1955, qui se prononce a posteriori, à titre purement consultatif et dont la composition (précisée par un décret du 10 mai 1955) ne présente pas de suffisantes marques d’indépendance par rapport au préfet.
La disparition de cette commission ne peut dès lors être regardée comme privant de garantie légale une exigence constitutionnelle.
13/ S’agissant des perquisitions prévues par l’article 11, qu’il a analysées, eu égard à leur finalité, comme des opérations de police administrative et non de police judiciaire, le Conseil d’État a vérifié :
- que les dispositions ajoutées à la loi de 1955 par le projet les encadraient suffisamment pour assurer une conciliation non déséquilibrée, dans le contexte de l’état d’urgence, entre la sauvegarde de l’ordre public et le respect de la vie privée ;
- que les pouvoirs nouvellement mentionnés dans le texte étaient soit inhérents à toute perquisition (maintien obligatoire sur les lieux des personnes susceptibles de fournir des renseignements sur les objets, documents et données informatiques saisis), soit appropriés à la nature particulière des menaces (fouille de l’ordinateur et copie des données stockées sur celui-ci ou accessibles à partir de celui-ci).
Il s’est en outre interrogé sur l’absence de référence aux saisies. En cas de découverte d’une arme, cette référence serait sans doute inutile, la perquisition administrative devenant une perquisition judiciaire et la saisie pouvant être opérée par l’officier de police judiciaire dans les formes prévues par les règles de procédure pénale. Si, cependant, il paraissait opportun de permettre des saisies administratives d’objets et de documents, dans les hypothèses où la perquisition conserve son caractère d’opération de police administrative, il conviendrait de le prévoir en assortissant cette possibilité des garanties appropriées, notamment en prévoyant la remise aux personnes perquisitionnées d’un état des objets et documents saisis et en fixant les modalités de leur éventuelle restitution.
14/ S’agissant de la modification du barème des peines fixé à l’article 13 de la loi de 1955, le Conseil d’État a vérifié que les aggravations prévues n’étaient entachées d’aucune disproportion.
15/ Enfin, le Conseil d’État a ajouté un article rendant la loi de 1955, dans sa rédaction résultant de l’article 4 du projet, applicable sur tout le territoire de la République. Si les trois premiers articles du projet sont relatifs à un état d’urgence déclaré dans la seule métropole, les modifications apportées par son article 4 à la loi de 1955 ont en effet vocation à recevoir application en Nouvelle-Calédonie et dans toutes les collectivités d’outre-mer, y compris celles régies par le principe de spécialité législative.