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Le paradoxe Kerviel

Chroniques judiciaires - prdchroniques, 28/06/2012

On pourrait appeler cela le paradoxe de Jérôme Kerviel. Sauf à appartenir à la hiérarchie de la Société générale ou à être actionnaire de cette banque, chacun a instinctivement mille et une raisons de pencher en faveur de l'ancien trader. … Continuer la lecture

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On pourrait appeler cela le paradoxe de Jérôme Kerviel. Sauf à appartenir à la hiérarchie de la Société générale ou à être actionnaire de cette banque, chacun a instinctivement mille et une raisons de pencher en faveur de l'ancien trader. Par fascination ou par simple curiosité pour le « bad boy » à l'origine de la plus grosse perte jamais subie par une banque. Par compassion ou par attirance pour l'homme jeune et plutôt bien de sa personne, assis seul au banc des prévenus. Par intuition qu'il est le révélateur de quelque chose qui ne tourne pas vraiment rond dans le monde de la finance. Et surtout par détestation des banques, le sentiment sans doute le mieux partagé dans l'opinion.

Le problème de Jérôme Kerviel est que cette empathie originelle a une fâcheuse tendance à s'évanouir dès que l'on s'intéresse d'un peu plus près aux éléments du dossier et à la façon dont il les conteste. Ce fut le cas, pendant l'instruction, avec Renaud Van Ruymbeke. Entre le juge financier et l'ex-trader, les relations furent d'abord confiantes, notamment parce que, contrairement à l'accusation, Renaud Van Ruymbeke n'a pas demandé sa mise en détention provisoire et qu'il s'est interrogé sur une éventuelle responsabilité de la banque dans cette perte historique de 4,9 milliards d'euros. Mais, après quelques mois d'enquête, il a signé une ordonnance implacable qui renvoyait Jérôme Kerviel, seul, devant le tribunal, pour y répondre de l'accusation de faux, usage de faux et abus de confiance.

Lorsque le premier procès s'est ouvert, en juin 2010, le tribunal a manifesté à la fois un souci de tenir à bonne distance l'aréopage juridique envahissant de la Société générale et un intérêt réel pour la personnalité du prévenu. Mais le ton s'est durci au fil des débats et le jugement qui a condamné Jérôme Kerviel était aussi sévère dans le fond - trois ans d'emprisonnement ferme et le remboursement des 4,9 milliards de préjudice - que dans la forme, l'ex-trader étant décrit comme une personnalité « cynique » au « sang-froid permanent » qui a « mis en péril la banque » et ses 130 000 salariés.

Un tel échec aurait pu amener Jérôme Kerviel à s'interroger sur sa stratégie en appel. Au lieu de quoi, il persiste, et en moins bien. En remplacement de Me Olivier Metzner, qui a jeté le gant, il a choisi l'un de ces avocats qui font merveille à défendre leur client aux marches du palais, sans contradicteur, mais qui peinent à démontrer ce qu'ils avancent à l'intérieur de la salle d'audience. Ainsi est Me David Koubbi : la solidité et la rigueur de ses arguments sont inversement proportionnelles à la passion avec laquelle il les énonce.

Que le cabinet de droit pénal des affaires le plus réputé de Paris se soit penché sur ce dossier avant lui aurait incité tout autre avocat à la prudence. Pas Me Koubbi. Là où il faudrait jour après jour creuser, même modestement, la faille du doute, ce précieux doute qui doit bénéficier à l'accusé, l'avocat de Jérôme Kerviel tourbillonne, tonitrue, promet chaque jour un nouvel élément. Des documents, un témoin, forcément explosifs. Survendus dehors, lesdits documents ou lesdits témoins se révèlent rarement à la hauteur des promesses devant la cour. Même la déposition très intéressante d'une petite main de la finance, Philippe Houbé, venu exprimer sa conviction que la banque ne pouvait ignorer les positions à risque prises par son trader, souffre du trop-plein de réclame qui l'a précédée.

Tout cela est d'autant plus ennuyeux pour Jérôme Kerviel que les éléments qui pèsent contre lui sont solides. Les affirmations de son avocat - du « tout le monde savait » à la théorie du complot selon laquelle la perte imputée à l'ex-trader aurait en réalité servi à « dégazer » des subprimes - butent sur les mensonges avérés de son client, qu'il s'agisse de l'invention d'un donneur d'ordre ou de l'envoi de faux mails à en-tête de la Bundesbank ou de JPMorgan, en réponse aux interrogations, certes trop rares, des services de contrôle.

De cette défense-spectacle et souvent approximative sur le fond, la présidente s'agace. Les remarques acides de Mireille Filippini à l'adresse de Me Koubbi - « Je ne voudrais pas être méchante, Maître, mais je crois que la cour montre depuis le début du procès qu'elle connaît le dossier au moins aussi bien que vous... », « ici, on ne travaille pas pour la presse » ou encore « ici, on fait du droit » - se sont multipliées ces derniers jours. Les conseils de la Société générale adoptent profil bas, qui ont vite compris que la défense tonitruante de leur adversaire était leur meilleur atout. L'échec implicite de Jérôme Kerviel et de son avocat n'est-il pas, justement, dans la placidité retrouvée de la Société générale, principale partie civile ? Faire le procès du système est une défense légitime. Mais se révéler incapable de le mener à son terme et contribuer, à deux ou trois escarbilles près, à le renforcer, est peut-être l'ultime paradoxe de l'affaire Kerviel.

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Sur l'affaire Kerviel, le livre d'Olivia Dufour - que sans doute beaucoup d'entre vous connaissent davantage sous son pseudonyme de blogueuse, La Plume d'Aliocha - se dévore. Kerviel, enquête sur un séisme financier (Eyrolles, 292 pages, 18 euros) est à la fois le récit détaillé de la plus grosse perte de trading, 4,9 milliards d'euros, de l'instruction et du premier procès, mais aussi une quête honnête, scrupuleuse, des mécanismes qui ont permis cette déflagration. Comment et pourquoi un trader peu expérimenté va pouvoir prendre entre le 2 et le 18 janvier 2008, une position de 50 milliards d'euros, fruit d'une dérive amorcée quelques mois plus tôt? Comment les contrôles ont-ils échoué à détecter ce risque? Qui est cet homme seul, cet homme ordinaire, qui va mettre en péril une banque, ses milliers de salariés et ébranlé un système? Olivia Dufour n'a pas obtenu toutes les réponses mais elle en pose une, essentielle: "Quelle société peut tolérer que des pans entiers d'activité échappent en tout ou partie à sa compréhension?"


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