Pour une magistrature debout
Justice au singulier - philippe.bilger, 29/09/2013
Il y a un paradoxe qui ne laisse pas de surprendre désagréablement : le grand métier de magistrat n'attirerait plus. Il y aurait "une crise des vocations, une baisse du niveau des candidats et des départs massifs à la retraite d'ici la fin du quinquennat" (Le Figaro).
S'ajouterait à ces problématiques incontestables une féminisation considérable rendant difficile l'administration des juridictions et ne trouvant pas par ailleurs sa juste récompense dans les avancées de la carrière (Le Monde). La haute hiérarchie judiciaire compte à l'évidence trop peu de femmes alors que je peux assurer que ici ou là des hommes médiocres occupent des postes importants et qu'ils pourraient être avantageusement remplacés.
Cette configuration aujourd'hui est tout de même singulière alors que la magistrature connaît une liberté dont elle n'a jamais bénéficié jusqu'alors et jouit au moins d'un respect apparent de la part du pouvoir, ce qui la change évidemment par rapport au quinquennat précédent qui n'a pas cessé de l'offenser, voire de l'humilier en paroles et en actes.
Le rôle capital que certains de ses membres jouent aujourd'hui, dans une totale indépendance, dans l'avancée de procédures sensibles manifeste que si l'image de la magistrature demeure négative dans l'opinion publique, son influence véritable s'amplifie. Le hiatus, donc, entre la perception qu'on en a et sa réalité professionnelle est de plus en plus insupportable. Voire injuste. Pour quelqu'un qui ne l'a pas quittée au bout de quarante ans par aigreur mais en pleine conscience de ses forces, de son utilité sociale et de sa noblesse humaine.
Je ne crois pas qu'on puisse soutenir, ou très superficiellement comme l'Union syndicale des magistrats (USM), que "cette désaffection pour le métier de magistrat date de l'affaire d'Outreau et s'est aggravée avec le drame de Pornic". Pas davantage, comme Martine Lombard du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), que "le métier de magistrat souffre de tout le mal que l'on en a dit et du débat récurrent sur les moyens de la justice, ainsi que du fait qu'il vaut mieux être avocat que magistrat pour être bien payé".
Ces explications, toujours imprégnées de la teinte crépusculaire que les organes et syndicats judiciaires cultivent, ne me semblent pas pertinentes. Si j'admets que certaines pratiques, entre ridicule et indignation, peuvent détourner les jeunes gens de choisir d'être juge ou procureur - je songe à l'altercation grave à la cour d'appel d'Amiens entre un président et un conseiller qui a conduit au renvoi d'un dossier au mois d'avril 2014 ! -, l'essentiel est ailleurs.
Alors que tant d'avocats souffrent de cabinets qui périclitent et d'une vie professionnelle étriquée sans que le talent vienne les consoler, il n'en demeure pas moins que l'aura du barreau, de la défense avec ce que cette exigence implique d'humanisme et d'éthique, résiste à tout et renvoie la magistrature, pour une jeunesse éprise de droit et de justice, inéluctablement au rang de second choix.
Ce qui ne résulte pas d'un effet magique mais seulement de l'inaptitude des magistrats à présenter, du haut en bas de leur univers, une vision enthousiasmante d'eux-mêmes ainsi que de leur magnifique mission.
J'entends bien que des avocats pénalistes renommés seront sous les feux médiatiques et, pour la plupart, en jouiront avec une modestie ostensible et le bonheur secret de damer le pion à des confrères moins bien lotis mais dangereux parce que meilleurs qu'eux. Qu'une Isabelle Horlans, journaliste de talent, fasse un énième et beau portrait de Eric Dupond-Moretti, soit (Magazine du Parisien). Mais pourquoi, ce qui serait une démarche plus originale, va-t-elle confirmer des réputations au lieu de porter son attention et sa finesse sur des personnalités de haut niveau dans la magistrature, mais moins insérées dans le cirque de la médiatisation ?
Pourquoi la défense même brillamment incarnée ne pâtit-elle pas de son épouvantable condition face à des truands qui ne la respectent plus et la traitent comme un valet ? L'article remarquable de Pascale Robert-Diard sur ce plan (Le Monde) m'a fait froid dans le dos et dans l'esprit. A côté du déshonneur d'un Karim Achoui, il y a beaucoup d'avocats honorables qui sont soumis et se soumettent au pire . C'est donc cela dont rêve la jeune génération quand l'intégrité et le sens du service public, et aujourd'hui sa liberté, devraient l'inciter à rejoindre la magistrature ?
Que celle-ci arrête de se payer de mots et de fausses raisons. Ce n'est pas l'argent qui fait la différence ni les scandales d'hier. C'est elle-même. Il ne suffit pas de faire une campagne de publicité grotesque "Devenir magistrat" qui dans sa sécheresse sommaire a fait apparaître une multitude de farfelus ou d'ineptes.
Il convient seulement - mais dans notre climat actuel ce serait colossal - de pouvoir espérer qu'aux postes de pouvoir et de responsabilité, des personnalités exemplaires, irradiantes, contagieuses soient enfin nommées et promues, hommes et femmes, et qu'au quotidien et dans l'espace public et médiatique, elles donnent envie de la magistrature. Comme un trésor, une chance, une harmonie, un défi, une révolution paisible.
Cela supposerait aussi qu'elles acceptent une médiatisation non par narcissisme mais pour faire connaître, comprendre et aimer.
Lors de mes conférences sur la justice d'aujourd'hui, je commence en disant que si j'étais un jeune homme, je ne serais pas convaincu par les magistrats de maintenant. Je ne choisirais pas cette voie pourtant royale parce que pour stimuler et entraîner, il faut être soi-même stimulant et entraînant. Ils gémissent plus qu'ils n'exaltent.
Il faudrait que ça change et que sache parler et agir une magistrature toujours debout. Dans tous les sens du terme.