Des traductions libres pour faire entrer Joyce (et d’autres) dans un domaine public vibrant !
:: S.I.Lex :: - calimaq, 13/01/2012
“Domaine public vibrant“, c’est une belle expression que j’ai entendue employée par Hervé Le Crosnier pour nous inciter à faire usage des libertés que l’entrée d’une oeuvre dans le domaine public nous accorde, à l’issue de l’expiration des droits patrimoniaux (vous pouvez l’écouter en parler lors de cette conférence).
Or le premier janvier 2012, les créations d’une nouvelle brassée d’auteurs ont rejoint le domaine public, avec de grands noms comme Henri Bergson, Robert Delaunay, Maurice Leblanc, le créateur d’Arsène Lupin, mais aussi côté anglophone, Virginia Woolf ou James Joyce (liste plus complète ici). C’était l’occasion aux Etats-Unis de célébrer comme chaque année le Public Domain Day, mais hélas en France, si on fête le patrimoine tous les ans, on n’accorde pas la même dignité au domaine public (et ce n’est pas du tout innocent, croyez-moi…).
Les libertés ne se perdent lorsque l’on ne s’en sert pas et nous savons que le domaine public est une chose fragile, constamment remise en cause par l’allongement de la durée des droits d’auteur et des droits voisins. Pire, certains contestent le bien-fondé de l’existence même du domaine public au motif que les oeuvres qui y “tomberaient” deviendraient inutiles, car plus personne ne serait incité à les exploiter, à défaut de pouvoir établir un monopole.
Ces accusations sont infondées et font partie d’une stratégie globale de destruction méthodique des biens communs de la connaissance. Le domaine public joue un rôle majeur pour faire en sorte que la création d’hier alimente celle d’aujourd’hui et il possède une valeur économique propre. Le cas de la Guerre des boutons l’année dernière a montré que l’entrée dans le domaine public peut justement être l’occasion pour une œuvre de renaître, par le biais d’adaptations cinématographiques ou de rééditions, et il y a d’autres exemples de cette fécondité du domaine public !
L’année dernière, j’avais essayé de pousser un cri d’alarme en faveur de la défense du domaine public, à l’occasion de la dramatique extension de 20 ans de la durée des droits voisins des producteurs et des artistes-interprètes votée par le Parlement européen. Mais ces postures défensives ont leur limite et la valeur du domaine public doit être illustrée par l’exemple.
Lorsque la nouvelle de l’entrée de l’oeuvre de James Joyce dans le domaine public a circulé sur Twitter après le premier de l’an, certains ont fait remarquer que cela n’aurait que peu d’incidence pour le public français, dans la mesure où les traductions de ses créations restent protégées. Il est en effet exact que les traductions sont considérées comme des “oeuvres dérivées” produites à partir d’une oeuvre préexistante, sur lesquelles le traducteur va disposer d’un nouveau droit d’auteur pendant toute la durée de sa vie plus 70 ans. C’est dire, par exemple, que la nouvelle traduction d’Ulysse de Joyce, parue en 2004 chez Gallimard, va rester protégée pendant des décennies, quand bien même le texte original aura rejoint le domaine public en 2012. Même la traduction la plus ancienne, celle de 1929, devrait rester protégée jusque vers les années 2040, au vu des dates de décès des différents traducteurs qui ont collaboré pour l’établir.
En pensant à cela, j’ai ressenti un pincement, car il m’a semblé qu’il y aurait un vrai intérêt symbolique à ce que l’oeuvre de James Joyce soit réellement libérée du droit d’auteur, y compris dans ses traductions françaises. Pourquoi Joyce en particulier ? Parce qu’on peut dire sans exagération que son oeuvre constitue un véritable martyr du copyright, à la fois en raison de l’allongement de la durée des droits et du comportement outrancier par lequel s’est illustrée la descendance de l’auteur dans l’exercice de ses prérogatives.
L’oeuvre de Joyce, martyr du droit d’auteur…
C’est tout d’abord une chose peu connue que les oeuvres de Joyce, déjà tombées dans le domaine public une première fois en 1992, en ont été arrachées comme beaucoup d’autres en 1996, du fait du passage de la durée des droits d’auteur de 50 à 70 ans sous l’effet d’une directive européenne. Outre le fait que je trouve en soi absolument scandaleux que la loi puisse ainsi retirer des oeuvres du domaine public et anéantir les libertés attachées à ce statut, pour l’oeuvre de Joyce, ce fut encore plus dramatique en raison de la rapacité de ses ayants droit.
Stephen Joyce, le petit-fils de l’auteur irlandais, à travers la société Joyce Estate mise en place pour faire valoir ses intérêts, s’est illustré durant des années par des abus répétés dans la manière dont il a utilisé ses droits sur l’oeuvre de son ancêtre. Il fait d’ailleurs l’objet de tout un chapitre dans le “Familles, je vous hais” d’Emmanuel Pierrat, consacré aux pires frasques des héritiers d’auteurs célèbres.
J’avais d’ailleurs écrit un billet en mars dernier à propos d’une plainte hallucinante par le biais de laquelle Joyce Estate avait attaqué pour contrefaçon le généticien Craig Venter pour avoir utilisé une phrase du roman Portrait de l’artiste en jeune homme afin de coder la séquence ADN d’une bactérie de synthèse ! En avril, on apprenait également que la chanteuse Kate Bush avait enfin obtenu la possibilité d’utiliser un des passages célèbres du roman Ulysse – le monologue de Molly Bloom – pour l’adapter en chanson. Mais il lui aura fallu pour cela attendre la bagatelle de 22 ans, avant que l’héritier ne se décide à lui donner l’autorisation ! Enregistré une première fois en 1989 sous le titre The Sensual World, en faisant simplement allusion au passage du roman de Joyce pour éviter les poursuites, le morceau a été modifié en 2011 pour inclure le texte du monologue et rebaptisé The Flower of the Mountain.
L’héritier de Joyce s’est également illustré en entravant à plusieurs reprises le travail des chercheurs sur l’oeuvre de son aïeul , notamment en poursuivant en justice pendant 20 ans la chercheuse américaine Carol Schloss et en l’obligeant à purger ses travaux sur la soeur de James Joyce, avant que celle-ci ne parvienne à obtenir gain de cause devant les juges. Last but not least, Stephen Joyce empêchait également que se déroule dans de bonnes conditions en Irlande le Bloomsday, à savoir le jour de commémoration de la vie de James Joyce, organisé pour lui rendre hommage tous les 16 juin. A cette occasion, les habitants de Dublin, où se déroule l’action d’Ulysse, revêtent des habits évoquant le début du 20ème siècle et parcourent les rues en récitant des passages du roman. Mais Stephen Joyce ne l’entendait pas de cette oreille et il n’accordait par exemple que des autorisations très restrictives pour les lectures publiques, qui bridaient les initiatives. Cette année, avec l’entrée dans le domaine public de l’oeuvre, le Bloomsday 2012 va enfin pouvoir battre son plein avec une flash mob organisée à Dublin, de nombreuses adaptations théâtrales et musicales et même tout un programme d’animations sur Twitter !
Traduttore, liberatore !
Vous comprendrez à la lecture de ces abus dignes du pire du Copyright Madness qu’il m’ait paru important de proposer quelque chose de spécial avec l’oeuvre de Joyce, en se servant les libertés offertes par le domaine public.
C’est là qu’un parallèle avec ce que fait le projet Musopen pour la musique classique pourrait constituer une piste intéressante. Les partitions des oeuvres de musique classique sont en effet souvent dans le domaine public, leurs auteurs étant morts depuis longtemps, mais ce n’est généralement pas le cas de leurs enregistrements, qui sont couverts par de nouveaux droits voisins des artistes-interprètes jouant les morceaux et des producteurs procédant à la fixation des sons sur un support. L’idée de Musopen consiste à produire de la musique classique libre en louant les services d’un orchestre symphonique et en demander aux musiciens de placer leur interprétation sous licence libre. Pour financer ce type d’opérations, le projet Musopen a eu recours au crowdfunding, en demandant aux internautes de verser une contribution par le biais de la plateforme Kickstater. Résultat : plus de 68 000 dollars récoltés et de nombreux morceaux de musique classique libérés !
En s’inspirant de ce modèle, pourquoi ne pas imaginer un projet (Tradopen ?), qui aurait pour vocation de produire des traductions sous licence libre d’œuvres littéraires du domaine public, en commençant par exemple par les livres de James Joyce ?
Pour parvenir à ce but, il me semble que l’on peut envisager deux voies : crowdfunding et /ou crowdsourcing.
Crowdfunding et/ou crowdsourcing pour les traductions libres ?
Pour rester au plus proche du modèle de Musopen, l’idée consisterait à rassembler une somme suffisante pour louer les services d’un traducteur littéraire, afin qu’il produise une traduction en français d’une ou de plusieurs œuvres appartenant au domaine public. Le contrat de commande passé avec lui comporterait une clause afin qu’il place sa traduction sous une licence libre, la plus ouverte possible (Creative Commons – Paternité, par exemple). L’argent nécessaire pour monter l’opération serait levé par le biais d’une opération de crowdfunding, pourquoi pas en passant par une plateforme dédiée comme Kickstarter ou ses équivalents français (Ulule, Kiss Kiss Bank Bank).
Cette première solution présente l’avantage de faire travailler un professionnel, ce qui assure un niveau de qualité homogène au produit fini, mais elle présente le désavantage des aléas liés à toutes les opérations de crowdfunding, qui peuvent réussir brillamment comme ce fut le cas pour Musopen… ou échouer.
L’autre piste consisterait à mobiliser plutôt l’intelligence collective en mettant en place une solution de crowdsourcing. L’équipe de Framasoft procède déjà ainsi dans le cadre de Framalang, en ouvrant des pads où les internautes peuvent venir travailler de manière collaborative sur des traductions d’articles. Wikisource, le projet de bibliothèque libre porté par Wikimédia, pourrait aussi être mis à contribution, notamment pour fournir le matériau de base, à savoir le texte anglais des oeuvres de Joyce, dans une version réutilisable sans contrainte juridique (une partie de l’oeuvre de Virginia Woolf en anglais y figure aussi). Wikisource pourrait aussi à terme recueillir la traduction française élaborée dans le cadre du projet, pour garantir son hébergement et le fait qu’elle reste bien libre et disponible à la réutilisation. On peut aussi songer au Projet Gutenberg pour transformer le texte en livre numérique. Ou à des acteurs français comme Publie.net ?
L’avantage de la formule du crowdsourcing est qu’elle est légère à mettre en place et ne nécessite pas de fonds à lever. Mais s’agissant d’oeuvres littéraires, et notamment de textes aussi complexes que peuvent l’être ceux de Joyce (le roman Ulysse notamment…), on peut se demander si le crowdsourcing serait bien approprié pour aboutir à une traduction satisfaisante du point de vue du style. Ce serait un véritable défi lancée à l’intelligence collective, mais après tout, comme le rappelle l’article de Wikipédia, les traductions précédentes d’Ulysse ont également été le fruit d’un travail collectif et ce n’est pas un hasard :
Parlant de son roman, Joyce déclarait qu’il l’avait écrit de dix-huit points de vues différents qui sont autant de styles différents. Cela a donc favorisé un travail de traduction collectif. Ce travail à plusieurs possède l’avantage de donner au livre une résonance multiple et donc d’éviter une traduction trop personnelle.
Peut-être faut-il d’ailleurs combiner les deux voies et réserver le crowdsourcing à des textes courts, tandis que le crowdfunding servirait faire traduire des oeuvres plus longues par des professionnels ? Peut-être faut-il également ne pas se cantonner à Joyce, mais élargir à d’autres auteurs, anglophones et au-delà, entrés dans le domaine public cette année ? Avec à terme une plateforme Tradopen, alimentée chaque année par les nouvelles entrées dans le domaine public ?
Appel aux bonnes volontés et à commentaires !
Lors d’échanges sur Twitter suite aux premiers pas de cette idée lancée à la cantonnade, j’ai cru me rendre compte que certains pouvaient être intéressés par ce projet de traductions libres à partir d’oeuvres du domaine public : des wikipédiens, des bibliothécaires et des documentalistes, les journalistes d’Actualitté, l’équipe de Framasoft et peut-être d’autres encore ?
Si vous voulez réagir ou vous manifester, les commentaires de ce billet vous sont ouverts et la discussion peut continuer sur Twitter !
Pour ma part, j’avoue que la piste du crowfunding m’intéresse et je m’en vais interroger Eric Hellman, promoteur américain du projet de libération de livres numériques Gluejar/Unglue.it, pour voir s’il a déjà songé à élargir son dispositif à la traduction d’oeuvres du domaine public. L’infrastructure qu’il est en train de bâtir pourrait être mise à contribution pour ce type de projets.
Encore une fois, les libertés se perdent lorsqu’on ne les utilise pas ! Employons celles que nous offre le domaine public pour créer à nouveau en nous appuyant sur les épaules des géants !
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