Une femme peut comparaitre en justice en portant le niqab
Actualités du droit - Gilles Devers, 21/12/2012
Oui, le niqab pendant le procès, dans ce pays grand amateur de droit qu’est le Canada. Dans un arrêt du 20 décembre, partagé à 4 contre 3, la Cour suprême du Canada n'interdit pas aux femmes musulmanes de témoigner à visage couvert devant un tribunal et donne les critères à prendre en compte par les tribunaux.
L’affaire concerne une femme de l'Ontario qui accuse son cousin et son oncle de l'avoir violée. Lors de l'enquête préliminaire, elle. a refusé de témoigner à visage découvert malgré une demande du juge à cet effet. La jeune femme a expliqué qu'elle refusait de retirer son voile en invoquant des motifs religieux.
L'affaire a été portée devant la Cour d'appel ontarienne qui a statué que la cour peut exiger qu'un témoin comparaisse à visage découvert, mais seulement si le port du voile altère le droit des accusés à un procès juste et équitable, et elle a précisé une série de critères pour évaluer la situation au cas par cas. C’est cette position qu'a aussi adoptée la Cour suprême du Canada dans le jugement qu'elle a rendu jeudi.
Je ne me permets pas une analyse de cet arrêt, ne connaissant pas le droit canadien. Je vais donc seulement citer quelques passages, qui illustrent la différence d’approche entre nos deux pays.
Problématique
Il s’agit de déterminer dans quel cas, s’il en est, la personne qui porte un niqab pour des motifs religieux peut être requise de l’enlever pendant son témoignage. Deux catégories de droits garantis par la Charte sont susceptibles d’entrer en jeu — la liberté de religion du témoin et le droit de l’accusé à un procès équitable, y compris le droit de présenter une défense pleine et entière.
Une mesure extrême, qui obligerait toujours, ou n’obligerait jamais, le témoin à enlever son niqab durant son témoignage serait indéfendable. La solution consiste à trouver un équilibre juste et proportionnel entre la liberté de religion et l’équité du procès, eu égard à l’affaire particulière dont la cour est saisie.
La personne appelée à témoigner qui souhaite, pour des motifs religieux sincères, porter le niqab pendant son témoignage dans une procédure criminelle sera obligée de l’enlever si deux conditions sont respectées : (a) cette mesure est nécessaire pour écarter un risque sérieux que le procès soit inéquitable, vu l’absence d’autres mesures raisonnables pouvant écarter ce risque; et (b) les effets bénéfiques de l’obligation d’enlever le niqab sont plus importants que ses effets préjudiciables.
L’application de ce cadre d’analyse suppose que l’on réponde à quatre questions.
Atteinte à la liberté de religion
Premièrement, le fait d’obliger le témoin à enlever le niqab pendant son témoignage porterait‑il atteinte à sa liberté de religion? Pour se prévaloir de l’al. 2a) de la Charte, N.S. doit établir que sa volonté de porter le niqab pendant son témoignage est fondée sur une croyance religieuse sincère.
Risque pour l’équité du procès
La seconde question est la suivante : le fait d’autoriser le témoin à porter le niqab pendant son témoignage poserait‑il un risque sérieux pour l’équité du procès? Si le port du niqab ne présente pas de risque sérieux pour l’équité du procès, le témoin qui souhaite le porter pour des motifs religieux sincères peut le faire.
Recherche de la conciliation
Si, en raison des faits en cause, la liberté de religion et l’équité du procès entrent en jeu, il faut répondre à une troisième question : y a-t-il moyen de réaliser les deux droits et d’éviter le conflit qui les oppose? Le juge doit se demander s’il existe d’autres mesures raisonnables qui permettraient de respecter les convictions religieuses du témoin tout en prévenant un risque sérieux pour l’équité du procès.
Bilan des avantages et des inconvénients
Si aucun accommodement n’est possible, il faut répondre à une quatrième question : les effets bénéfiques de l’obligation faite au témoin de retirer le niqab sont-ils plus importants que ses effets préjudiciables? Le préjudice causé par la restriction de la pratique religieuse sincère du témoin constitue un des effets préjudiciables. Le juge doit examiner l’importance que la personne accorde à sa pratique religieuse, la mesure dans laquelle l’État intervient dans cette pratique ainsi que la situation dans la salle d’audience — les personnes présentes et les mesures en place pour limiter la visibilité du visage. Le juge doit également prendre en considération l’ensemble des préjudices causés à la société, par exemple décourager les femmes qui portent le niqab de signaler les infractions et de participer au système de justice.
Une règle claire selon laquelle le témoin devrait toujours, ou ne devrait jamais, être autorisé à porter un niqab pendant son témoignage ne peut être retenue.
Toujours autoriser le témoin à porter un niqab en cour n’offrirait aucune protection du droit de l’accusé à un procès équitable et de l’intérêt de l’État à maintenir la confiance du public dans l’administration de la justice.
Toutefois, ne jamais autoriser un témoin à porter un niqab pendant son témoignage ne respecterait pas le principe fondamental sous‑tendant la Charte selon lequel les droits ne doivent être restreints que par une mesure dont la justification est démontrée. La nécessité de respecter les croyances religieuses sincères et de les mettre en balance avec d’autres intérêts est profondément enracinée en droit canadien.
Il convient de concilier les droits qui s’opposent au moyen d’un accommodement si possible, et si le conflit ne peut être évité, au moyen d’une pondération au cas par cas. La Charte, qui protège à la fois la liberté de religion et le droit à un procès équitable, n’exige rien de moins.