L’Irlande envisage une « exception pour l’innovation », en faveur des usages transformatifs (remix, mashup)
:: S.I.Lex :: - calimaq, 2/11/2013
Alors qu’une réflexion a été lancée en France à la demande du Ministère de la Culture, autour des usages transformatifs (mashup, remix, détournements) au niveau du CSPLA, suivant les recommandations faites par le rapport Lescure, des propositions sont venues cette semaine d’Irlande qui élargissent potentiellement le champ des possibles en la matière.
Lever les barrières à l’innovation
Comme le rapporte le site IPKat, un rapport intitulé « Modernizing Copyright » a été rendu public cette semaine, qui propose toute une série de réformes intéressantes pour faire évoluer la législation sur le droit d’auteur. La commande adressée par le gouvernement irlandais en amont de ce rapport doit aussi être soulignée, car pour une fois, c’est bien la question de l’innovation qui a été mise en avant, plutôt que celle de la protection du droit d’auteur.
Les rapporteurs devaient « examiner la présente législation nationale sur le droit d’auteur et identifier les aspects perçus comme des barrières à l’innovation » et « identifier des solutions pour lever ces barrières et faire des recommandations pour mettre en oeuvre ces solutions par le biais de changements de la loi nationale« . Par ailleurs, la lettre de mission suggérait aux rapporteurs de s’inspirer du mécanisme du fair use américain (usage équitable), pour voir s’il serait intéressant de le transposer en Europe. L’Irlande avait déjà envisagé cette possibilité en 2011, dans le but de relancer son économie.
C’est donc dans ce cadre ouvert que le rapport suggère d’introduire une « exception Innovation » en faveur des usages transformatifs ou des User Generated Content (Contenus Produits par les Utilisateurs), pour lesquels le droit d’auteur cherche en vain depuis des années une solution.
Une exception spécifique pour l’adaptation des oeuvres
Afin de donner un cadre légal aux pratiques transformatives du type mashup, remix, détournements, le rapport irlandais suggère d’introduire une exception spécifique pour l’adaptation des oeuvres. Cela revient à choisir une voie similaire a celle qui avait été retenue au Canada l’année dernière, qui a été le premier pays au monde à se doter d’une « exception Mashup ».
L’exception au droit d’auteur proposée est formulée de la manière suivante :
Ne constitue pas une violation du droit d’auteur le fait que le possesseur ou l’utilisateur légitime d’une oeuvre produise à partir de celle-ci une oeuvre innovante (innovative work), dès lors que cette dernière soit diffère substantiellement de celle-ci, soit transforme substantiellement l’oeuvre originale.
Ce qui est retenu, c’est donc une consécration de l’usage transformatif, tel qu’il existe dans le cadre de la loi américaine par le biais du fair use, alors que dans le cadre du droit français, hormis les espaces très réduits des exceptions de courte citation et de parodie, la transformation est d’emblée rejetée du côté de la contrefaçon, au nom de la protection de l’intégrité des oeuvres. Il est proposé ici de créer une nouvelle catégorie d’oeuvres – l’oeuvre innovante – dont le régime diffèrerait de celui des oeuvres dérivées ou composites.
Le rapport détaille également les conditions qui devront être respectées en matière d’usage transformatif des oeuvres :
L’oeuvre innovante ne doit pas : 1) entrer en conflit avec l’exploitation normale de l’oeuvre initiale, ou 2) causer des préjudices déraisonnables aux intérêts légitimes du titulaire de droits sur l’oeuvre initiale
A moins qu’il soit impossible ou disproportionné de le faire : 1) l’oeuvre innovante doit être accompagnée d’une mention suffisante de la source de l’oeuvre utilisée, et 2) dans un délai raisonnable après la date à laquelle l’oeuvre innovante est rendue publique pour la première fois, l’auteur de l’oeuvre innovante doit informer le titulaire des droits sur l’oeuvre initiale de la mise à disposition de l’oeuvre innovante.
[L'exception ne fonctionne pas si] 1) l’oeuvre initiale est tirée d’une copie illicite, et 2) la personne qui a réalisé l’oeuvre innovante n’a pas des raisons raisonnables de penser que l’oeuvre initiale n’a pas été tirée d’une source illicite.
[L'exception ne fonctionne pas] si, et dans la mesure où, le titulaire des droits peut établir clairement par le biais de preuves convaincantes que, dans un délai raisonnable après la publication de l’oeuvre, il s’était engagé dans une démarche de création d’une oeuvre dérivée substantiellement similaire à l’oeuvre innovante.
Il y a plusieurs choses intéressantes dans ces conditions et d’autres plus critiquables.
Tout d’abord, il n’est pas dit explicitement que l’usage transformatif ne doit pas être fait dans un but commercial, mais qu’il ne doit pas mettre en péril l’exploitation normale de l’oeuvre initiale, ce qui est différent. Car si l’oeuvre est vraiment transformative, son « marché » sera généralement distinct de celui de l’oeuvre initiale et elle ne lui portera pas préjudice. On a là une manière de dépasser l’opposition toujours compliquée à manier « commercial/non-commercial ». Les formulations employées dans le rapport renvoie à ce qu’on appelle le « test en trois étapes », qui limite la portée des exceptions, mais ici interprété d’une manière ouverte, comme le préconise une partie de la doctrine juridique. Notez aussi que cette exception est gratuite et non compensée.
Si la mention de la source paraît tout à fait nécessaire et légitime, l’obligation de prévenir le titulaire des droits sur l’oeuvre original paraît déraisonnable, surtout lorsque les titulaires seront multiples comme pour un film ou une musique. Peut-être des mesures d’information sont-elles envisageables, mais pas si elles doivent constituer une charge procédurale trop lourde.
Enfin, cette exception fonctionne d’une certaine manière comme notre exception de copie privée, depuis la réforme du 20 décembre 2011, c’est-à-dire en lien avec la notion de « source licite » (celle-là même qui a ouvert la voie à la Copy Party). La conséquence est qu’elle isole la question des usages transformatifs de celle de la légalisation du partage. Cela peut être vu comme une faiblesse du dispositif, si l’on se place dans le cadre d’une réforme globale du droit d’auteur (comme c’est notre cas par exemple à la Quadrature du Net). Par contre, comme le rapport fait bien la distinction entre « possesseurs » et « utilisateurs légitimes » (lawful users), cela ouvre la voie à ce que les bibliothèques deviennent des réservoirs d’oeuvres réutilisables à des fins créatrives et transformatives (Yum !).
Et si la directive de 2001 n’était pas une barrière ?
Il y a donc des avantages et des faiblesses dans ces propositions du rapport irlandais, mais la formulation même de cette « exception Innovation » n’est peut être pas le point le plus important. En effet, cette exception est très proche de celle qui a été introduite dans la loi canadienne l’an dernier, dans la mesure où elle intervient au niveau du droit d’adaptation des oeuvres.
Or je pensais qu’il était impossible d’emprunter cette voie pour donner un cadre juridique au mashup et au remix, dans la mesure où cela paraît mettre en place une nouvelle exception au droit d’auteur. Or les exceptions que peuvent créer les États membres de l’Union européenne sont listées par la directive européenne de 2001 et les États n’ont normalement pas la faculté d’en ajouter de leur propre chef. C’est la raison pour laquelle dans les propositions que j’avais faites au sujet du remix et du mashup, j’étais parti de l’exception de courte citation pour essayer de donner une base légale aux usages transformatifs et c’est aussi l’approche que recommande le rapport Lescure (proposition 69) :
Expertiser, sous l’égide du CSPLA, une extension de l’exception de citation, en ajoutant une finalité « créative ou transformative », dans un cadre non commercial.
Or le rapport irlandais montre qu’il existait une marge de manoeuvre plus ouverte que je ne pensais. En effet, il indique que la directive de 2001 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information n’avait pas pour objectif d’harmoniser le droit d’adaptation et dès lors, les États-membres restent libres d’introduire à leur niveau de nouvelles exceptions pour ce droit spécifique. Voilà une interprétation qui ouvre un champ considérable à la réflexion.
Enfin, le site IPKat pense qu’une telle exception pourrait poser problème vis-à-vis de la conception continentale du droit moral (et notamment du droit au respect de l’intégrité des oeuvres), qui n’est pas la même en Europe qu’au Canada (et encore plus qu’aux Etats-Unis). Mais là aussi, il me semble qu’il existe des marges de manoeuvre bien plus ouvertes que l’on ne pense. En effet, nous avons déjà dans notre droit une exception de parodie, pastiche ou caricature, qui montre que le droit moral n’est pas un obstacle infranchissable aux pratiques transformatives.
L’exception de parodie trouve son fondement dans le fait qu’il existerait un « droit au rire ». Le rapport irlandais nous suggère qu’il est temps aujourd’hui de reconnaître un « droit à l’innovation ». C’est une proposition stimulante dont il faut nous emparer !
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