Pas de justice politique mais des politiques jugés !
Justice au Singulier - philippe.bilger, 23/09/2019
Il y a des sujets sur lesquels il est vain de se battre, de tenter de convaincre parce que la pensée dominante, politique et médiatique, est enkystée avec bonheur et confort dans une pétition de principe qui fait du bien: la justice est politisée.
Le paradoxe est que chaque jugement qui démontre, dans la matière sensible des affaires politiques au sens le plus large du terme, son caractère irréprochable et impeccable sur le plan juridique est immédiatement contesté au nom précisément de ce à quoi il a réussi à échapper: l’esprit partisan qui est le contraire absolu de l’état de droit.
L’exemple le plus récent de cette incongruité collective est attaché à certaines réactions à la fois ignorantes, partiales et offensantes qui ont dénigré la décision ayant condamné le couple Balkany pour sa fraude fiscale massive et l’arrestation de l’époux à l’audience.
Pour battre en brèche cet unanimisme, il convient de s’armer de courage et aussi, je l’espère, de lucidité pour formuler quelques constatations qui n’iront pas forcément dans le même sens.
Quand Jean-Luc Mélenchon “se paie” la garde des Sceaux et le ministre de l’Intérieur en les qualifiant de “nuls” et qu’il ose mettre la France, pour sa Justice, au niveau des régimes autoritaires où elle est intimidée, muselée et totalement aux ordres, certes il n’est personne, même pas lui-même, qui ignore la nature outrancière et provocatrice de tels propos. Il n’empêche qu’un climat est créé et que Jean-Luc Mélenchon a seulement poussé à un paroxysme absurde la banalité convenue de toutes les idées fausses sur l’institution judiciaire.
Je ne suis pas persuadé non plus - j’excuse, on le comprendra, les approximations du commun des citoyens qui répètent ce que leur inspirent l’ignorance, la peur et les préjugés, ceux-ci étant aussi tristement ceux d’une élite conservatrice moquant les juges et la justice - que l’univers médiatique ne soit pas responsable de la représentation négative de la réalité judiciaire dans la tête des gens.
Dans ces conditions, si on veut bien par ailleurs ajouter la permanente remise en cause, malgré les voies de recours, de l’autorité de la chose jugée par quelques avocats médiatiques assimilant l’échec judiciaire à leur propre défaite, comment ne pas comprendre, sans les excuser, la mauvaise analyse constante des pratiques judiciaires aujourd’hui et la présomption d’inféodation pesant sur les procureurs ?
Qu’on m’entende bien: il est hors de question de nier que dans sa quotidienneté, dans la discrétion ou l’éclat, pour les dossiers attirant l’attention ou non, la justice pénale soit susceptible de commettre des erreurs, des imprudences, de manquer de clairvoyance, d’intuition, d’user d’un appareil trop lourd pour une affaire qui ne le mérite pas.
Je dénie en revanche que les incuries, les maladresses, l’excès d’autorité, les orientations choisies puissent, pour le meilleur ou pour le pire, résulter d’injonctions politiques inspirées par le garde des Sceaux.
Reprenons ce qui va se dérouler à Bobigny et qui a si fortement irrité Jean-Luc Mélenchon renvoyé avec quelques autres devant le tribunal correctionnel. On verra si les infractions qui leur sont reprochées aboutiront ou non à une condamnation. On constatera, à l’attitude du parquet, sa liberté et, je l’espère, son intelligence.
Il est inconcevable que quiconque, hors de son parquet, au plus haut sommet de l’Etat, lui ait dicté par avance la nature et le quantum de ses réquisitions. Il est aberrant d’imputer au pouvoir politique l’immense, multiple et sans doute maladroit appareil qui s’est déployé lors des perquisitions et a suscité plus que la colère de Jean-Luc Mélenchon.
Il y a un magistrat qui a déterminé cette ampleur que d’aucuns ont pu juger démesurée. Mais non un instrument de la chancellerie que celle-ci aurait mobilisé en contradiction des règles les plus élémentaires de l’état de droit.
Je récuse cette antienne que les politiques seraient dans le collimateur des juges et donc, en amont, dans celui du parquet. Ce n’est pas la Justice qui depuis tant d’années s’est politisée, ce sont les politiques qui ayant cru trop longtemps à leur immunité, à leur impunité ont peu à peu vu leurs transgressions discrètes et occultées hier être judiciarisées non pas à cause de desseins malfaisants mais grâce au progrès de la démocratie. Il ne faut plus raisonner comme si dorénavant l’autorité judiciaire, confrontée à de possibles infractions, soit par son information directe soit par l’entremise médiatique, pouvait s’abstenir. Elle a le devoir, l’honneur d’aller le plus loin possible pour élucider ce qui vient dans son champ.
Le parquet ne choisit pas ses cibles. La réalité les lui impose.
Est-ce à dire que je tiens pour rien l’avis de la Cour européenne des droits de l’homme qui énonce que le parquet français n’est pas une autorité judiciaire indépendante puisqu’il n’est détaché ni du pouvoir exécutif ni des parties au procès ? Je sais que le syndicalisme judiciaire est sur cette ligne et espère un changement de statut du parquet.
Il n’empêche qu’à défaut de cette métamorphose peu plausible même à moyen terme, je continue à considérer que dans leur exercice quotidien, même avec l’obligation normale de rendre compte des affaires sensibles au ministère de la Justice, ce dernier, contrairement à un passé pas si lointain dont j’ai été le témoin attristé - je songe au quinquennat de Nicolas Sarkozy - s’abstient de la moindre emprise sur les procureurs, n’édicte plus la moindre instruction dans les dossiers individuels et diffuse seulement les orientations générales d’une politique pénale.
En ce sens je rejoins le président de la République qui a indiqué dans un grand discours judiciaire - il y en a eu deux - que ce rôle de la chancellerie justifiait encore le lien entre elle et les parquets.
Si je ne suis pas obsédé par les changements structurels, cela tient sans doute au fait que mon expérience et la connaissance de certaines personnalités qui ont marqué le parquet, notamment parisien, m’ont démontré ce que je pressentais: quelle que soit la qualité abstraite des structures, elles ne prendront jamais le pas sur la force, la vigueur et la liberté des tempéraments. Cette conviction renvoie à l’exigence de ne proposer au Conseil supérieur de la magistrature (CSM), pour le parquet de la part du ministère, que des personnalités plus intelligentes que complaisantes, capables à la fois de caractère et de loyauté. En effet, il ne suffit pas en aval d’une validation par le CSM - dont par ailleurs je discute la légitimité et l’utilité dans sa composition corporatiste - pour modifier miraculeusement des natures sans éclat.
Suis-je alors trop naïf, trop optimiste en m’élevant contre l’opinion répandue d’une justice politisée ? Je ne crois pas. Certes il y a eu des exemples importants ou anecdotiques mais très révélateurs qui ont fait apparaître, lors de la campagne présidentielle de 2017, un parquet national financier au comportement pour le moins trouble et troublant à l’encontre de François Fillon.
Ou, récemment, le procureur de la République de Nice qui sera muté pour avoir menti parce qu’il pensait ainsi complaire au président de la République qui ne lui avait rien demandé !
Mais est-il utile de répondre à chacun des soupçons qui sur tout ou n’importe quoi n’ont pour visée que de stigmatiser encore davantage la Justice ? Comme cette insinuation aberrante que le temps judiciaire serait gouverné par le temps politique. Les répliques seraient épuisantes à chaque mauvais procès.
Je ne doute pas que l’actualité judiciaire sera gangrenée ici ou là, au fil des semaines, par des comportements discutables, des suspicions plausibles ou non, des défaillances individuelles ou des actes d’autorité inadaptés mais ils ne seront que la rançon d’un parquet non robotisé et non pas la conséquence d’un pouvoir politique impérieux se mêlant dans le détail de ce qui ne le regarde pas.
À condition que le président de la République demeure dans une abstention démocratique et ne poursuive pas un processus d’un totalitarisme soyeux qui avait dérogé aux règles de nomination du procureur de la République de Paris. Emmanuel Macron, s’il se permet tout, apprend vite. Sa complicité intéressée avec Nicolas Sarkozy ne l’entraînera pas par mimétisme dans les mêmes débordements que ceux qui de 2007 à 2012, avec une magistrature triée sur le volet de la complaisance et de l’ambition et un président impérieux et habile, ont torturé l'état de droit.
Le présent est là qui va, j’en suis persuadé, démontrer que la Justice a raison dans sa défense et moi dans mon soutien.
Jean-Luc Mélenchon, qu’il se rassure, est jugé par un tribunal compétent et indépendant, avec un ministère public talentueux ou non mais qui ne sera pas la voix d’un maître chuchotant à son oreille.
(Ce texte a été publié le 21 septembre dans le Huffington Post)