Complot, secret défense et suspicion, trois petits tours et puis s’en vont
Chroniques judiciaires - Pascale Robert-Diard, 4/02/2015
Il fallait à ce dossier déjà sulfureux du Carlton sa part d'ombre pour qu'il fût complet. Evoquée dès le premier jour de l'audience, elle a occupé une partie des débats mercredi. Au départ est un procès-verbal de l'un des policiers entendus pendant l'enquête, Loïc Lecapitaine. Au détour d'une phrase, il dit avoir appris en décembre 2010, à l'occasion d'un repas de Noël à la brigade de recherche et d'intervention (BRI) de Lille, que René Kojfer, l'un des principaux prévenus du dossier, était « branché administrativement », ce qui signifie que des interceptions administratives avaient été autorisées selon une procédure très strictement encadrée qui requiert l'aval de Matignon et de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS). Or ce n'est qu'un an plus tard, en février 2011, que commence l'enquête policière et judiciaire sur ce qui allait devenir l'affaire du Carlton, par l'arrivée de « renseignements » évoquant une possible affaire de proxénétisme en bande organisée, mettant en cause René Kojfer et Dominique Alderweireld, alias « Dodo la Saumure ».
Le nom de Dominique Strauss-Kahn n'est apparu dans le dossier, lui, qu'en mai 2011. A partir de là, la boîte à rumeurs et à fantasmes s'est ouverte. Avec cette question : à quelle date les autorités politiques de l'époque – l'intérieur, Matignon et l'Elysée occupé par Nicolas Sarkozy – avaient-elles été informées de la possible mise en cause dans une affaire de mœurs du directeur du Fonds monétaire international (FMI) et alors potentiel candidat socialiste à l'élection présidentielle ? La curiosité s'est alors portée sur ces fameuses écoutes administratives et ce qu'elles avaient pu révéler.
La suspicion a d'autant plus enflé que ces interceptions de sécurité sont couvertes par le secret défense et ne peuvent être évoquées dans une procédure judiciaire. La défense a donc fait citer à la barre Loïc Lecapitaine et surtout son supérieur hiérarchique de l'époque, aujourd'hui retraité, l'ancien patron de la crim' de Lille, Joël Specque. Pendant plus de deux heures, le commissaire a dû s'expliquer sur les raisons qui l'avaient conduit à ordonner ces interceptions.
Précis, manifestement très préparé à cette déposition, il a confirmé avoir fait cette demande en juillet 2010 pour la durée légale de quatre mois, qui a été reconduite une fois. Leur justification, a-t-il expliqué, était la suspicion d'un réseau de proxénétisme international (entre la France et la Belgique). L'explication paraît un peu courte à la défense, au vu du dossier final, qui s'il porte bien sur une affaire de proxénétisme en bande organisée mettant en cause plusieurs personnalités lilloises et leurs rapports tarifés avec des prostituées dans des hôtels de la ville, n'a pas pour autant l'ampleur d'un réseau international organisé. Mais, évidemment, la présence de Dominique Strauss-Kahn dans l'affaire enflamme l'imagination et avec elle les rumeurs de complot politique.
Me Henri Leclerc, l'un des trois défenseurs de l'ancien patron du FMI, aimerait en savoir davantage.
– De quels renseignements disposiez-vous pour obtenir huit mois d'interceptions administratives ? Si elles sont couvertes par le secret défense, c'est que l'affaire est grave.
– Je suis tenu au secret défense, répond l'ancien commissaire.
Me Leclerc insiste. Peine perdue, le témoin s'en tient à l'exposé de la loi du 10 juillet 1991, qui autorise ces interceptions.
– Je ne vois pas pourquoi la police se priverait d'un moyen d'enquête qui est autorisé par la loi.
– Que vous ont-elles appris ?
– Elles ont établi des liens entre les deux protagonistes, à propos d'un réseau de « filles ».
Les avocats tempêtent. Ces liens étaient déjà connus par grand nombre de policiers, auxquels les noms de René Kojfer et de Dodo la Saumure étaient plus que familiers.
L'ex-commissaire s'agace.
– A aucun moment le nom de Dominique Strauss-Kahn n'a été cité dans les écoutes, dit-il.
Me Leclerc se lève aussitôt de son banc.
– Mais si vous êtes tenu au secret défense, comment pouvez-vous dire que le nom de Dominique Strauss-Kahn n'y figure pas ? Monsieur, vous venez donc de violer le secret défense !