L'antisystème Goldman
Justice au singulier - philippe.bilger, 30/09/2014
Il n'est pas nécessaire d'espérer pour continuer à entreprendre, à tenter de convaincre. Au risque de se briser le moral sur la discrétion et la pudeur infinies de Jean-Jacques Goldman (JJG).
Cette lutte est d'autant plus paradoxale qu'on apprécie précisément chez lui ces qualités qui le font vous dissuader, très aimablement, - j'en ai fait l'expérience -, de vous intéresser à lui, à sa personnalité, à ses pensées et, notamment, à sa vision de la vie artistique et culturelle. J'ai conscience de lui faire peur, s'il me lit, rien qu'avec ce terme "vision" qu'il doit juger bien excessif, pompeux pour ce qui le concerne !
Avec une passion que d'aucuns jugent adolescente pour JJG, je ne me lasse pas de ses chansons, de leur musique simple, directe et vigoureuse et de ses textes qui échappent radicalement à la niaiserie. Je ne manque rien de ce qui l'éclaire, hier comme aujourd'hui. Mais je n'aurais pas eu envie de revenir sur ce sujet que j'ai déjà traité à plusieurs reprises si je n'avais pas lu "Le système Goldman" d'Eric Le Bourhis.
C'est l'analyse qui m'a paru la plus fine, la plus empathique du parcours exceptionnel de ce chanteur et de cette personnalité encore plus admirée grâce à l'exemplarité d'une retraite en même temps réservée et solidaire. Je ne sais si JJG appréciera cet ouvrage ou si même il le lira. Le titre en résume mal l'esprit qui laisse croire à la dénonciation "d'un système"alors qu'au contraire, l'influence considérable de JJG dans et sur le milieu des variétés - en particulier avec le rituel généreux des Enfoirés - n'a rien qui s'apparente à une organisation et à une structure étouffantes et totalitaires.
Pour le reste qui est, depuis des années, l'essentiel, JJG est à mon sens le créateur d'un antisystème, tant sa singularité, sa liberté, son allure, la constance d'une existence fidèle aux principes de son père devenus si sincèrement les siens qu'il n'y a pas le moindre écart entre soi et sa quotidienneté, son engagement jamais ostensible et, plus globalement, une manière d'être dont la simplicité constitue l'heureuse identité, démontrent à quel point il est aux antipodes d'une construction délibérée de son image et de son aura.
Le récit d'Eric Le Bourhis est d'abord passionnant parce qu'il rapporte beaucoup de propos de JJG. Ce qui me frappe tient au fait que "la bêtise n'est jamais leur fort" et qu'ils ne sont jamais neutres ni indifférents. En permanence, à quelque date que ce soit, ils expriment, ils font valoir la différence de JJG.
Il y a ainsi de multiples pépites dont l'illustration ne provient pas seulement du contraste avec la médiocrité facilement constatable de la plupart des chanteurs - un Marc Lavoine et un Julien Clerc, il est vrai, y échappent - mais surtout de l'intelligence et de la lucidité de JJG.
Si je n'avais à prendre qu'un exemple, je ferais un sort à sa perception positive de la timidité, de la fragilité et de la solitude durant l'adolescence car elles susciteraient le désir puissant, plus tard, de les vaincre grâce à la musique, à la libération intime qu'elle permet et à l'extraversion qu'elle impose.
Pour qui place au plus haut la liberté d'expression et donc une forme de combat dont il convient d'accepter la rançon - je la paie volontiers avec les commentaires sur mon blog et certains tweets qui me sont destinés -, j'avoue ne jamais me lasser de cet épisode du 20 décembre 1985.
JJG, en plein succès et avec de triomphales tournées mais exaspéré par les snobs, les mépris élitistes et les critiques incendiaires, se paye une page de publicité originale : y étaient rappelées, contre lui, les coupures de presse assassines avec seulement l'ajout manuscrit suivant :" Merci d'avoir jugé par vous-même"!
J'adore qu'en cette circonstance qui mettait en évidence le hiatus entre la consécration populaire qui seule compte et le jugement pincé de quelques-uns, il n'ait pas tendu l'autre joue. Je rends hommage à sa franchise quand il s'affirme " terriblement, maladivement et pathologiquement rancunier". Je ne déteste pas ce point commun qui fait que, si je connais peu la rancune pour ce qui me regarde personnellement, je la cultive sans nuance quand il s'agit de mes enfants.
Grâce à Eric Le Bourhis, on apprend aussi que beaucoup de chansons devenues célèbres composées par JJG avaient été proposées, alors qu'il était peu connu, à des chanteurs en vogue comme Michel Sardou et Johnny Hallyday et que ceux-ci et leur entourage dénués de toute clairvoyance les avaient négligées. Ironie du sort : réputé, il serait sollicité, courtisé par ceux qui avaient confondu stupidement qualité avec médiatisation. De quoi nourrir sans doute encore davantage cette distance critique de JJG à l'égard de la gloire et de son relativisme !
JJG, quand j'avais insisté auprès de lui pour un entretien vidéo, m'avait répondu avec délicatesse qu'il ne se sentait armé que pour parler de musique. Cela m'aurait suffi et on aurait pu y ajouter notre passion du foot. Lui, il y joue encore, moi je suis sportif en chambre, mais peu importe.
Au-delà de ces thèmes il y aurait tellement de questions à poser, il aurait tant de choses à dire. On a si peu aujourd'hui l'opportunité d'admirer un être sous la plupart de ses facettes professionnelles et intimes. Alors il convient d'en profiter, il ne faut pas se décourager et revenir à la charge. Mais lira-t-il ce billet ?
Je me souviens de mon dernier post. Je lui reprochais, avec le dépit d'un enthousiaste frustré, d'être trop discret, de ne pas se montrer, de ne pas intervenir. Aujourd'hui, je fais amende honorable.
J'admets qu'il a raison mais je le supplie de faire une exception pour moi. Mais je sais que les espérances impossibles sont les plus belles.