Repos d'un guerrier en chambre...
Justice au Singulier - philippe.bilger, 6/06/2020
On a besoin de souffler. Au lendemain de certains jours.
On est lassé de défendre la police qui ne serait coupable, pour des manifestants partisans, que de violences illégitimes, tout en ayant à soutenir aussi la lutte contre le racisme qui relève d'un enjeu universel.
On est accablé de constater comme une actualité délétère et frénétique choisit mal ses héros.
On est fatigué de dénoncer cette étrange autorité de l'Etat - avec un Christophe Castaner alternatif - qui incite à poursuivre les propos racistes de quelques policiers sur un groupe Facebook mais demeure passive quand une chanteuse prétend que la police tue à cause de la couleur de peau de certains de nos concitoyens (mon billet)
On est épuisé, sur son compte Twitter, de devoir bloquer ou contredire une minorité immonde qui se vautre sur les plans personnel et familial et, pour le reste politique, social et judiciaire, se plaît seulement à cracher et à salir, quand une majorité passive ne s'étonne de rien et n'intervient pas.
On aurait pu être tenté de s'en prendre à Bernard-Henri Lévy qui compare Michel Onfray à Doriot mais le second n'a besoin de personne pour savoir vigoureusement répliquer au premier (Le Point).
On a besoin d'une accalmie pour reprendre des forces parce qu'on sent confusément qu'il faut continuer "à boire dans son verre même si son verre n'est pas grand" pour suivre Alfred de Musset.
Rien de plus tranquille, alors, que de revenir vers les sources de l'enfance et de la jeunesse avec une introspection qui n'impose un dialogue qu'avec soi.
Cela tombe bien puisque des pensées, depuis quelque temps, me remettent en mémoire des rêves littéraires grandioses et précoces et que je comprends de mieux en mieux leur absurdité. Et pourquoi ils étaient aberrants.
Victor Hugo voulait être Chateaubriand ou rien et j'ose avouer qu'après avoir lu l'oeuvre de Marcel Proust, génie qui a changé et éclairé mon existence aux alentours de mes vingt ans, j'avais rêvé d'être Proust ou rien. A ma décharge, il ne m'a fallu qu'un temps infime pour revenir à ma réalité et abandonner pour toujours cette exaltation folle d'un instant.
En ne cessant pas, à force de le relire, d'amplifier cette admiration et de mesurer le gouffre qui me sépare non seulement de lui mais des grands romanciers de notre Histoire. Ainsi je suis heureusement condamné à être un lecteur frénétique.
Cette impossibilité absolue chez moi vient, d'abord et surtout, de la modestie de mon vocabulaire, qui n'est pas contradictoire avec ma passion du langage. De mon appétence presque exclusive pour la psychologie qui me conduit à m'intéresser avec une curiosité jamais lassée à ce qui fait fonctionner l'humain, comment et pourquoi il réagit sur un mode si contrasté face aux problématiques de l'existence. Il me semble que ce qui pourrait être alors perçu pour une richesse devient presque une faiblesse dans les analyses politiques.
En effet j'avoue que je me plonge avec délices dans les ressorts psychologiques des comportements publics, d'abord parce que je les crois fondamentaux mais aussi parce que les idées, les principes, les convictions affichées me paraissent relever d'un contingent qui fluctue quand le terreau du caractère et de la personnalité pèse comme un socle inébranlable.
Cette focalisation obsessionnelle sur l'intimité des êtres m'a fait prendre conscience, de plus en plus au fil des années, que je ne savais pas nommer les choses, décrire la nature, me pencher sur la matérialité et la transmettre, que me demeuraient inconnus, illisibles les fleurs, les forêts, les paysages, les arbres, les villes, les lieux, les choses, ces mille détails qui constituent une trame romanesque, ces infinies variations sur une réalité extérieure à soi. Alors qu'à l'inverse je reste enkysté dans une relation qui partant de moi me relie à la compréhension d'autrui sans avoir jamais eu le talent ni la richesse de rendre sensible, tangible, incarné le lien que représentait le monde, la densité de celui-ci, la substance profonde ou superficielle de l'univers et, pour reprendre la superbe expression de Francis Ponge, "le parti pris des choses".
Ce n'est pas une blessure ni une souffrance de prendre acte de ses limites et de continuer à vivre en acceptant de n'avoir jamais été Marcel Proust.
Et même de persévérer dans une autre écriture malgré l'ombre géante de ceux qui nous renvoient à nos faiblesses et nous permettent surtout de nous abandonner à la volupté de durables enthousiasmes.
Le repos d'un guerrier en chambre est doux malgré le regard lucide sur le passé et l'élan impatient pour le mouvement de demain.