Flickr et le chaînon manquant des licences
:: S.I.Lex :: - calimaq, 29/12/2014
Le mois dernier, la plate-forme de partage de photographies Flickr s’est retrouvée prise dans une polémique, suite à l’annonce de l’ouverture de Wall Art : un nouveau service d’impression à la demande de clichés en haute qualité. Le projet proposait une bibliothèque de 50 millions de photographies, parmi lesquelles avaient été incluses celles placées sous licence Creative Commons CC-BY ou CC-BY-SA par les utilisateurs de la plate-forme.
Cette annonce a suscité un vent de protestations chez certains utilisateurs ayant employé ces licences, qui estimaient ce partenariat inéquitable. En effet, pour les photographies placées sous « Copyright – Tous droits réservés » ou sous une licence CC interdisant l’usage commercial, Flickr proposait à leurs auteurs un partage des revenus à hauteur de 51 %. Mais pour les images sous licence libre, aucun reversement n’était prévu en faveur des photographes.
Comme l’ont déjà expliqué Next INpact ou Slate, Flickr était absolument dans son bon droit en incluant les photographies sous licence libre dans son service, dans la mesure où la CC-BY ou CC-BY-SA autorisent explicitement l’usage commercial des œuvres. Mais certains utilisateurs se sont pourtant plaints d’avoir « mal compris » la portée des licences ou se sont sentis floués après coup par la nouvelle politique de Flickr.
Le plus intéressant dans cette affaire s’est produit la semaine dernière : Flickr a finalement renoncé à inclure toutes les photographies sous licence libre dans son nouveau service, en préférant essayer de trouver une autre formule de partenariat plus consensuelle. A plus d’un titre, ce dénouement est assez étonnant et il y a à mon sens deux manières de l’interpréter.
On peut d’un côté estimer que cet épisode constitue une mauvaise nouvelle pour la Culture Libre, car elle fragilise un des principes essentiels du fonctionnement des licences libres, en attisant les crispations autour de la question de l’usage commercial, qui plus est dans le domaine particulièrement sensible de la photographie. Mais on peut aussi voir dans cette polémique le signe d’une lacune dans le panel des licences existantes : comme si entre les licences vraiment libres et celles dites « de libre diffusion » (c’est-à-dire interdisant l’usage commercial), il manquait un entre-deux, capable d’apprécier les usages commerciaux de manière plus fine et d’offrir davantage de choix aux créateurs.
Ce « chaînon manquant des licences » pourrait bien se trouver dans les licences « à réciprocité » ou « réciproques » : la Peer Production Licence ou la Reciprocity Commons Licence, dont j’ai plusieurs fois eu l’occasion de parler sur S.I.Lex. Par rapport aux CC classiques, ces nouvelles licences imposent en effet aux acteurs commerciaux une exigence de réciprocité lorsqu’elles réutilisent des contenus ouverts. De tels instruments permettraient peut-être de restaurer de la sérénité et de la confiance entre les utilisateurs et les plate-formes, en redéfinissant les conditions d’un rapport équitable.
Une mauvaise nouvelle pour la Culture Libre ?
Personnellement, lorsque j’ai pris connaissance de cette affaire, j’ai d’abord pensé qu’il s’agissait d’une très mauvaise nouvelle pour la Culture Libre. En effet, les licences « libres » au sens fort du terme se sont construites, d’abord dans le champ du logiciel, sur l’idée que l’usage commercial devait être autorisé, sans autorisation préalable, ni paiement. Imagine-t-on un instant que les contributeurs de Linux ou ceux de Wikipédia viennent contester à un acteur commercial la possibilité de réutiliser ces ressources construites en commun ? C’est un débat qui paraissait aujourd’hui dépassé.
Creative Commons a de plus récemment publié des statistiques montrant que pour la première fois, le nombre des personnes qui optent pour des licences libres, autorisant l’usage commercial, a dépassé celui de celles choisissant les licences NC. On pouvait donc penser qu’un tournant psychologique dans la perception de l’usage commercial s’était opéré, induisant cet intérêt pour les licences libres. Mais la polémique soulevée par Flickr montre que les choses sont plus complexes, d’autant que Flickr constitue l’une des principales plate-formes sur Internet hébergeant des contenus sous licence Creative Commons.
La plupart des raisons avancées par les opposants au projet Wall Art me paraissent franchement mauvaises. Bon nombre de réactions que l’on peut lire dénoncent le fait que Flickr « revende » les photographies sous licence libre sans rien verser aux créateurs originaux. Mais l’usage même du terme « revente » est ici biaisé et méconnaît les spécificités de l’environnement numérique. Flickr en effet ne « vend » pas les photographies : il monétise un service autour de ces contenus, sous la forme d’une impression à la demande haute qualité sur support physique.
A aucun moment Flickr n’a cherché à s’arroger de droit exclusif ou de monopole sur ces contenus. N’importe quel autre acteur pourrait proposer le même service ou un service plus innovant à partir de ces photographies sous CC. D’un point de vue « écosystémique », ce que fait Flickr est donc parfaitement sain. Il est abusif à mon sens d’y voir un risque d’enclosure menaçant un bien commun. Flickr ne fait au fond qu’essayer de prolonger pour des contenus culturels un modèle économique qui avait déjà fait ses preuves dans le secteur du logiciel libre : ne pas rechercher à monétiser en elle-même la ressource, par le biais de la vente de droits d’usage, mais développer des services payants à valeur ajoutée autour de celle-ci.
Ce qui est nocif dans l’environnement numérique, ce n’est pas l’usage commercial en lui-même, mais le fait que des acteurs obtiennent une position dominante dans un secteur, en enfermant leurs utilisateurs dans un « jardin clos ». Quand les utilisateurs de Flickr dénoncent ici le fait que l’on « revende » leurs photos, on peut y voir l’écho des manifestations de désapprobation suscitées par le rachat en 2012 d’Instagram par Facebook. Sauf que les deux situations n’ont vraiment rien à voir…
Instagram avait obtenu au fil du temps, par le biais de ses CGU des droits d’usage commercial sur les photographies partagées par ses utilisateurs, qu’il a ensuite transféré à Facebook suite à son rachat. Ces droits n’appartiennent à présent qu’à Facebook et ils servent à renforcer la position déjà ultra-dominante de cet acteur. C’est donc exactement l’inverse en fait de ce que se passe sur Flickr à propos des photos sous licence libre.
Le fait que Flickr ait finalement renoncé à inclure les photos sous Creative Commons BY ou BY-SA dans son service est donc à mon sens une mauvaise nouvelle pour l’écosystème. Il est infiniment plus sain de voir un acteur comme Flickr développer ainsi de nouveaux services réels, plutôt qu’il n’accentue encore sa politique de revenus publicitaires ou d’exploitation des données personnelles.
Mais sa décision peut sans doute aussi être interprétée autrement, comme une manière de satisfaire une demande forte de réciprocité exprimée par une partie de ses usagers.
L’expression d’une demande de réciprocité
Ce que traduit cette polémique, c’est à mon sens moins un « échec des Creative Commons », comme j’ai pu le lire par endroits, qu’une crise de confiance aiguë des internautes envers les grandes plate-formes d’Internet. Échaudés par des années d’abus de la part des GAFA en matière d’exploitation à outrance de leurs données personnelles et de leurs contenus, ils rejettent ici moins l’usage commercial en tant que tel que le fait qu’une compagnie comme Flickr, propriété de Yahoo (rappelons-le) ait fait cet usage commercial.
Or c’est là une des « failles » certainement des Creative Commons, de ne pas avoir une appréhension assez fine de ces usages commerciaux. Silvère Mercier dans un billet publié en 2012 insistait justement sur la nécessité de développer une « approche complexe » des usages marchands des biens communs de la connaissance, en étant capable d’apprécier la nature et le comportement concret des acteurs.
C’est justement le but des licences dites « à réciprocité » de permettre de telles modulations. La Peer Production Licence par exemple, proposée par Dmitry Kleiner autorise l’usage commercial, mais seulement pour des structures organisées sous la forme de coopératives. Sous un tel régime, un acteur comme Flickr, société commerciale classique, n’aurait donc pas pu utiliser les photographies pour un service comme Wall Art sans payer en retour les créateurs.
De manière plus nuancée encore, la Reciprocity Commons Licence – seconde proposition apparue plus tard – prévoit qu’un acteur commercial peut utiliser un bien commun seulement s’il contribue lui aussi en retour aux communs. On insiste donc ici sur la manière dont l’entité commerciale se comporte vis-à-vis de son environnement, pour juger si celle-ci s’inscrit dans une démarche équitable. Dans la formulation initiale de la Reciprocity Commons Licence, la définition de cette exigence de réciprocité était encore assez vague. Mais la réflexion se précise depuis et des propositions intéressantes commencent à voir le jour.
Bastien Guéry notamment est à l’origine du concept de Responsabilité Numérique des Entreprises (RNE), qui à l’image de la RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises) permettrait d’apprécier si une entreprise respecte un certain nombre d’engagements éthiques vis-à-vis de son environnement. N’est-ce pas finalement avec la polémique soulevé par Flickr ce qui a manqué dans le débat ?
A la recherche d’un nouvel « hybride juste »
D’une certaine manière, cette affaire qui a frappé Flickr me paraît faire écho à la trajectoire du nouveau réseau social Ello, qui avait occupé les médias en octobre dernier. Celui-ci a en effet gagné un grand nombre d’utilisateurs en affirmant qu’il ne revendrait pas les données personnelles de ses utilisateurs. Après que cette affirmation ait été mise en doute, Ello a même décidé d’apporter des garanties supplémentaires en changeant de statut, pour devenir une « Public Benefit Corporation», c’est-à-dire une structure commerciale se fixant par le biais d’une Charte certains principes de fonctionnement en vue d’atteindre un bien public.
Ces épisodes montrent avant tout qu’une partie des internautes se méfient des entités commerciales classiques et cherchent des repères qui leur permettraient d’accorder à nouveau leur confiance aux plate-formes. Dans ce contexte, il me semble que la distinction entre licences libres et licences de libre diffusion devient insuffisante : on ressent aujourd’hui le besoin d’une troisième voie et ce « chaînon manquant des licences » pourrait bien être celui des licences à réciprocité, actuellement en voie de constitution.
Le fait que cette polémique ait concerné Flickr n’est à mon sens pas anodin, car il ne s’agit pas de n’importe laquelle des plate-formes. En 2009, le juriste Lawrence Lessig, père des Creative Commons, avait introduit lors d’une conférence TED le concept « d’hybride juste » pour la désigner. Entre les entités purement commerciales comme Google par exemple et des entités à but non-lucratif comme la fondation Wikimedia, il voyait justement en Flickr un entre-deux intéressant, caractérisé par le fait que bien qu’étant une société commerciale, Flickr avait été l’une des premières à autoriser ses usagers à employer les licences Creative Commons pour partager leurs créations. Même après son rachat par Yahoo, Flickr a toujours cultivé depuis ce caractère « hybride », entre l’économie monétaire classique et l’économie du partage. Ce fut notamment avec l’ouverture de Flickr The Commons qui permet à des institutions culturelles de diffuser des œuvres du domaine public numérisées sans rajouter de nouvelles couches de droits.
D’une certaine manière, si des licences à réciprocité étaient aujourd’hui opérationnelles (ce qui n’est hélas pas encore complètement le cas), Flickr aurait de sérieux arguments à faire valoir pour prouver qu’il s’inscrit bien, par son comportement général, dans cette exigence de réciprocité. Et pour les internautes, il me paraît important de comprendre que l’équité dans l’environnement numérique doit être compris de manière globale, d’un point de vue « écosystémique » et pas seulement comme un retour financier direct pour l’usage commercial, qui remettrait en cause les principes de base de la Culture Libre.
Cette affaire « Wall Art » révèle donc à mon sens l’incomplétude des instruments juridiques actuels et devrait nous inciter à renouveler la réflexion autour des licences.
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