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Qui sait encore débattre ?

Justice au Singulier - philippe.bilger, 24/03/2018

Pour répondre à l'interrogation sur qui sait encore débattre, je crains de devoir manifester plus d'inquiétude que d'optimisme. Le débat est en perte de vitesse parce que ce dans quoi il devrait s'insérer naturellement est en délitement. L'intelligence, le langage, la curiosité, l'urbanité, notre société qui va de plus en plus au moins complexe, au plus simpliste.

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Je ne m'en cache pas, mon titre est directement inspiré de l'excellente analyse de Saïd Mahrane répondant à cette interrogation : "Savons-nous encore débattre ?" (Le Point)

(Qu'on me permette un souvenir personnel avec une bonne dose d'ironie ! Il est réjouissant de voir cet hebdomadaire se poser cette légitime question alors que la hiérarchie de son site m'avait supprimé insidieusement mon parti pris hebdomadaire puis avait jeté au rancart, sans prévenir, un dialogue avec Me Soulez-Larivière pourtant expressément commandé. A cause d'une polémique sur un tweet où ma défense serait apparue plus courageuse et méritoire que mon exclusion.)

Rien n'est plus passionnant que le débat, l'authentique échange contradictoire des idées, des humeurs et des sentiments, l'affrontement courtois des pensées et des intelligences.

Il y a des pistes qu'emprunte Saïd Mahrane qui sont en effet pertinentes.

La principale est explicitée par Régis Debray pour qui "la brutalisation des impatiences, l'exagération dans l'invective, l'infinie grossièreté et l'inculture" ont changé la donne. il souligne aussi, ce qui est capital, que "l'affrontement ne suppose pas une longue préparation mais une longue scolarité".

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Ce dernier point est fondamental. A cause d'un langage de plus en plus pauvre et qui par compensation se flatte de sa médiocrité. A cause aussi d'un défaut criant d'information pluraliste, qui ne fait plus vraiment advenir des répliques mais des éructations, non plus des réponses mais des haines, des crachats et des inepties. Le seul ressort de certains est la vitupération qui doit se passer, pour être ressentie avec une volupté aigre, de toute base factuelle ou objective.

Sur Twitter, cette dérive est effrayante. Pour prendre l'exemple de Nicolas Sarkozy qui a été ces derniers jours dans la tourmente avec sa garde à vue et sa mise en examen, je conçois tout à fait qu'on dénie la validité de mes points de vue, même qu'on m'accuse de partialité, mais à condition que soi-même on ne soit pas enfermé dans une inconditionnalité totalement ignorante qui n'a pour argument que le soutien systématique à l'ancien président mythifié par la nostalgie. Je sais ce que je lis puisque je réponds à tout mais souvent en pure perte tant à quelques exceptions près le bonheur est de haïr celui qui s'exprime plutôt que de battre en brèche le fond de son propos. Les torrents de saletés déversés comme une boue mais il ne faut pas céder ! Refuser si peu que ce soit de succomber à la moindre vulgarité de la forme.

Sans doute y a-t-il d'autres explications à ce tarissement du débat pur. Notamment que ce dernier n'est pas perçu par beaucoup comme une chance mais comme une entrave à un désir de demeurer seul dans sa conviction et ses préjugés.

La passion d'une globalité confortable qui n'oblige pas à discriminer dans son esprit la règle et l'exception, le général et le particulier a trop souvent pour conséquence la répudiation de la nuance, du velours qui vient adoucir le raide de l'affirmation brute, de la finesse et de cette ouverture qui peut laisser heureusement une place à la parole du contradicteur. Il convient également - ce n'est pas simple - d'octroyer presque plus de prix à l'autre et à son apport, même si on le discute, qu'à soi et à son impérialisme autarcique.

Le débat dans son essence, pour espérer sa plénitude, nécessite aussi, ce qu'on oublie trop souvent, des espaces et des mondes de tous registres : pas seulement trois penseurs de même tonalité qui se battent en duel mais au contraire un pluralisme antagoniste, divers et contrasté.

La liberté d'expression, le respect d'autrui, le plaisir de l'effervescence intellectuelle, le goût du pluralisme, l'irrigation par une culture générale constituent autant de données et de dispositions dont l'incarnation me comble partout où le débat est offert, dans tous les espaces où il prospère.

L'exercice auquel je me livre depuis 2005 avec mon blog Justice au singulier est un formidable exutoire pour moi qui suis autorisé à ne chercher de la cohérence qu'en moi-même sans qu'artificielle, elle me soit imposée de l'extérieur. Aujourd'hui ne suivra pas forcément les traces d'hier et demain celles de maintenant. C'est dans cette imprévisibilité que la liberté de l'esprit et l'esprit de liberté résident.

La finalité de ce blog, lieu de débat privilégié, ne réside pas seulement dans l'épanouissement du rédacteur des billets mais dans la volonté de laisser se déployer aussi l'alacrité et l'inventivité de mes commentateurs qui en général, dans une forme répudiant la vulgarité des mots, ne se laissent pas aller à pourfendre les êtres plutôt que leurs idées quand ils les désapprouvent.

Rien ne me rend plus fier de cette activité que d'apprendre que certains de mes contributeurs censurés ailleurs trouvent dans mon blog un accueil et une tolérance rares. Je sais que la plupart des sites et des blogs utilisent la modération automatique des commentaires par mots-clés, tandis que j'ai la chance d'être assisté par une modératrice exceptionnelle, humaine, qui passe trois à quatre heures par jour - sans une exception depuis plus de douze ans ! - pour lire puis publier les commentaires en corrigeant en plus toutes les erreurs de forme. C'est une énorme différence entre le robot trop systématique et la clairvoyance au détail.

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Ainsi, pour répondre à l'interrogation sur qui sait encore débattre, je crains de devoir manifester plus d'inquiétude que d'optimisme. Le débat est en perte de vitesse parce que ce dans quoi il devrait s'insérer naturellement est en délitement. L'intelligence, le langage, la curiosité, l'urbanité, notre société qui va de plus en plus au moins complexe, au plus simpliste.

J'ai le droit de demander modestement que les oasis où le débat est sauvegardé et la liberté d'expression honorée se multiplient. Pour une démocratie plus vraie.


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