George Orwell : 2020 !
Justice au Singulier - philippe.bilger, 28/01/2020
Avec ce titre, misérable parasite, je m'inscris dans la lignée de "1984", ce chef-d'oeuvre de George Orwell.
"La Ferme des animaux" en est un autre.
"George Orwell penseur du XXIe siècle", nous dit Le Monde dans une double page passionnante.
Pourquoi pas ?
Mais à condition que cette approche ne serve pas à rapatrier à toute force dans le camp de la gauche ce penseur incurablement libre et indépendant parce que la droite, péché intellectuel mortel, aurait éprouvé à son égard une dilection coupable.
Pourtant quand l'excellent journaliste Nicolas Truong nous prévient que "face à la réécriture de l'Histoire par les éditoriaux nationaux populistes, il est devenu nécessaire de le rappeler : Orwell n'est pas de droite mais de gauche", il tombe dans cette propension à vouloir actualiser Orwell qui n'en a pas besoin et à l'ancrer dans une idéologie de gauche ; comme si là se trouvait l'essentiel d'une personnalité qui échappe précisément à l'enfermement sectaire.
A y regarder de près, George Orwell offre pour 2020 des lumières et des analyses qu'il serait aussi absurde de qualifier de droite qu'il serait aberrant de les privatiser à gauche. Impossible de soupçonner en cet esprit si riche quelque intolérance que ce soit, sa pensée singulière s'inscrivant dans un universel caractérisé principalement par une intuition géniale et lucide - donc pessimiste - du futur.
Il me semble qu'au-delà de la dénaturation du langage et de l'usage d'une "novlangue" perverse visant à déformer le réel pour que les dictatures puissent se présenter sous le jour le plus favorable qui soit, il y a cette perception capitale qui met en évidence le drame de notre modernité sous toutes ses facettes.
Il s'agit de l'effroi d'Orwell face au "sentiment que le concept de vérité objective est en passe de disparaître du monde" au point que "les bombes" lui inspirent moins de peur.
Cette donnée fondamentale m'obsède car il n'y a pas de plus grand délitement de notre société et de la vie intellectuelle que cette impossibilité de faire confiance à qui que ce soit, à quelque instance que ce soit, pour dire le vrai. Cette dérive, paradoxalement, explique la surabondance nominale des experts dans tous les domaines. Moins on est assuré de la fiabilité des informations et du regard sur le réel, plus, pour faire illusion, on multiplie des experts dont la mission principale, malgré leur vision engagée et fragmentaire, est de nous persuader qu'ils seraient, eux, au coeur d'une vérité incontestable parce que vérifiable.
Les débats politiques, économiques et médiatiques sont entravés, relativisés, malgré leur apparence sérieuse, par la certitude que nulle part n'existe un organisme susceptible de trancher, départager et d'éclairer. Un vivier ayant réponse à tout, dans lequel on pourrait puiser pour se rassurer, nous rassembler.
Alors qu'aujourd'hui on a le droit de proférer n'importe quoi sans qu'il puisse résulter de l'échange autre chose que des vérités approximatives jamais objectivement questionnées. Ce n'est pas trop grave quand les subjectivités n'en réfèrent qu'à elles-mêmes sans prétendre s'imposer aux autres mais cela devient dramatique quand elles se piquent de dominer par un prétendu savoir irréfutable.
Le seul royaume qui pourrait demeurer étranger à cette obligation de vérité objective serait celui du goût dans le registre de la culture et de la critique mais encore faudrait-il que le clientélisme ne brouille pas la donne, affectant ainsi la validité des avis.
Orwell ne s'arrête pas là. Puisque, anticipant les controverses liées à la littérature et à l'immoralité, il donne à nouveau un formidable grain à moudre à ceux qui n'ont jamais surestimé la première pour occulter la seconde.
Par exemple il ne dénie pas le talent de Dali mais le qualifie "d'homme répugnant" à cause de son appétence trouble pour la nécrophilie et l'exhibitionnisme.
Il aide à arbitrer nos joutes sur Gabriel Matzneff: en récusant, bien en avance sur notre temps, le fait que "l'arbitre doive être exempté des lois morales qui pèsent sur les gens ordinaires", il refuse toute immunité artistique au prétexte "qu'il suffirait de prononcer le mot magique d'art et tout est permis".
Fulgurant. Tout est dit.
Orwell penseur du XXIe siècle, certes. Mais ni de droite ni de gauche. Au-delà.