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Des juges d'instruction qui jouent aux procureurs

Justice au singulier - philippe.bilger, 29/06/2012

A quel titre le ministère public est-il, la plupart du temps, obsédé, dans les affaires, comme on dit, suivies par le pouvoir, plus par le souci d'obéir à ce dernier que par le désir si naturel pourtant d'aider à la révélation d'une vérité qui, bien au-delà des différences fonctionnelles, devrait représenter une passion, une exigence communes ?

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Quatre-vingt-deux magistrats, policiers et chercheurs ont cosigné une tribune dans Le Monde contre la délinquance financière et en faveur d'une lutte plus efficace contre la corruption. On comprend bien l'opportunité d'une telle démarche en cette période. En effet, fustigeant les faiblesses et les carences du quinquennat de Nicolas Sarkozy, elle vise à alerter le nouveau pouvoir en lui recommandant d'adopter certaines orientations.
Sur un plan général, qui peut raisonnablement soutenir qu'un tel combat, pour la justice et la démocratie, ne serait pas bienfaisant quand on a pour une fois des professionnels, pour la plupart compétents et reconnus, qui, en dehors de tout syndicalisme, viennent enrichir le débat public et exprimer des inquiétudes ?
Ce Collectif majoritairement composé de juges d'instruction dont tous, à mon sens, n'appellent pas la même adhésion est privé de celui que je considère comme le plus emblématique et le plus remarquable : Renaud Van Ruymbeke. J'aime qu'il ait préféré "s'enfermer dans un mutisme absolu" à cause des dossiers sensibles qu'il instruit, notamment Karachi. Il n'est pas neutre qu'il fasse défaut même si je présume son accord intellectuel avec ce texte, pour l'avoir entendu souvent développer les mêmes idées (Le Monde, sous la signature de Franck Johannès).
Pour le fond de l'appel, il m'apparaît difficilement contestable tant une analyse attentive de ces cinq dernières années, et pas seulement dans les Hauts-de-Seine, montre une diminution nette des ouvertures d'information surtout pour les affaires économiques et financières complexes, un affaiblissement de la politique pénale dans ce domaine, une volonté affirmée de réduire le nombre de juges en charge de ces infractions dont l'élucidation exige du temps, du savoir et de l'indépendance.
On pourrait répliquer que le Parquet, les procureurs ne restent pas inactifs et qu'ils ont naturellement pris la place des juges d'instruction. Là où ceux-ci ne sont plus saisis,le ministère public imposerait sa griffe et ses modalités d'enquête et globalement, pourrait-on soutenir, la justice n'y perdrait rien.
Ce n'est pas mon point de vue mais si j'évoque cette argumentation classique qui est le propre d'un pouvoir ayant su privilégier des processus rassurants, c'est pour souligner que le magistrat instructeur n'est pas en tant que tel une garantie de fiabilité et de qualité : tout dépend de son caractère et de sa manière d'appréhender les arcanes de ce qui lui aura été transmis par le Parquet. Rien ne me semble plus absurde que cette vanité institutionnelle qui, parce que la fonction de juge d'instruction a légitimement été sauvée par le constat que, sans elle, la justice de ces dernières années aurait été trop étouffée et médiocre, ne mettrait pas l'accent sur les pratiques de chacun, ne saurait pas distinguer, in concreto, les mauvais des excellents.
Il y a, en effet, cette tentation de certains juges à se camper abusivement en procureurs en se gardant bien de toute approche critique d'eux-mêmes. Jacques Gazeaux, vice-président chargé de l'instruction à Nanterre, s'abandonne trop à des généralités accablantes. Par exemple, déplorer "qu'on ne lutte plus contre la corruption", que "l'abandon de la politique pénale financière est total" et qu'en France, "nous n'arriverons jamais à l'indépendance du parquet... Il y a une telle hiérarchie, une telle soumission..." propose un discours trop globalement négatif et qui surtout ne tient pas assez compte, avec une Chancellerie enfin attachée, on le souhaite, à incarner ses engagements à l'égard du ministère public, de la prise de conscience de ce dernier après les ravages de la justice politique lors du récent quinquennat. Des avancées sont attendues mais tout de même on ne part pas de rien. Il est sommaire d'incriminer le parquet en gros sans prendre la peine de le sauver en détail. La soumission, si elle existe évidemment, n'est pas consubstantielle à l'activité des procureurs. Pour quelques-uns qui en jouissent par faiblesse ou par intérêt, beaucoup la refusent.
Jacques Gazeaux, en revanche, stimule davantage l'intelligence quand il déclare "qu'on peut certes se bercer de l'idée d'un parquet indépendant qui n'agirait que pour le bien de la société mais c'est une illusion absolue".
Une fois écartées les évidentes blessures qui ont dû le meurtrir face à des procureurs trop dépendants - à Nanterre ? -, son observation mérite d'être prise au sérieux. En effet, dans un système idéal, le parquet, dans la plénitude de ses attributions, ne devrait s'assigner que l'ambition de servir "le bien de la société" ou plus modestement la manifestation de la vérité dans les dossiers qu'il traite directement ou pour ceux qui ont été confiés à des juges d'instruction. Je n'ai jamais supporté les raisons médiocres que les procureurs complaisants se donnent à eux-mêmes pour valider les entraves procédurales et les partialités intellectuelles qu'ils s'acharnent à placer entre la vérité et la justice. A quel titre le ministère public est-il, la plupart du temps, obsédé, dans les affaires, comme on dit, suivies par le pouvoir, plus par le souci d'obéir à ce dernier que par le désir si naturel pourtant d'aider à la révélation d'une vérité qui, bien au-delà des différences fonctionnelles, devrait représenter une passion, une exigence communes ?
Il n'y a rien de fatal dans cette perversion intellectuelle et judiciaire.
Encore faudrait-il que les procureurs sachent jouer aux juges !


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