Mets-lui la pression, au baveux!
Chroniques judiciaires - Pascale Robert-Diard, 4/10/2013
En attendant le verdict, prévu en fin de journée, au procès des six hommes accusés de la tentative d'assassinat de Karim Achoui, contre lesquels quatre acquittements et deux condamnations à 20 ans et 15 ans de prison ont été requis.
(Article publié dans Le Monde du 27 septembre)
Ils n’aiment guère s’étendre sur le sujet avec qui n’est pas du métier. Mais entre eux, ils l’évoquent souvent. Menaces verbales, intimidations physiques, pressions, agressions plus ou moins graves, nombreux sont les avocats pénalistes à avoir vécu au fil de leur carrière des moments difficiles dans leurs relations avec les voyous qu’ils défendent.
Le procès des six hommes accusés d’avoir tenté d’assassiner Karim Achoui et ce qu’il révèle du climat inquiétant que ses clients faisait régner sur son cabinet, délie un peu les langues même si les avocats ne veulent surtout pas qu’on les identifie à leur ancien confrère – il a été radié du barreau – et à l’exercice dévoyé qu’il faisait de son métier. Tous l’admettent, les situations de violence se sont accrues depuis quelques années.
"Il y a un vrai changement dans la relation entre avocat et client. Elle suit l’évolution de la société, confie Me Jean-Yves Liénard, qui a bâti sa réputation de pénaliste en défendant bon nombre de figures du grand banditisme. Nous travaillons avec une couche de la société où la violence a explosé. Il suffit de regarder le nombre de morts dans les règlements de comptes entre bandes."
Pour les petits caïds de cités, souvent très jeunes, qui veillent sur leur part de marché dans le trafic de stupéfiants, "seul compte le rapport de forces. Ce rapport se prolonge désormais avec l’avocat, comme avec le médecin ou le prof ", poursuit Me Liénard, qui ajoute : "Les anciens voyous avaient une culture de la défense. Aujourd'hui, il y a une culture du résultat. Il y a moins de confiance. Si le résultat n'est pas bon, on est perçu comme un traître ."
Les flots d’argent générés par le trafic de drogue renforcent ce sentiment de puissance. "Ils vivent avec l’idée que l’argent peut tout acheter et bien sûr, la décision de justice et ils sont prêts à proposer des sommes pharaoniques. Donc, si la décision ne leur est pas favorable, c’est qu’on ne l’a pas voulu, ou qu’on n’en a pas fait assez."
Qu’ils s’appellent Eric Dupond-Moretti, Jean-Yves Liénard, Pierre Haïk ou Thierry Herzog, ou qu’ils soient moins connus, ils savent l’inconfort de la petite phrase lancée après l’échec d’une demande de mise en liberté ou un verdict de condamnation – « Là, Maître, il va falloir faire un effort, sinon ça pourrait mal se passer ». Les pressions sont multiformes. Le parent d’un détenu qui guette l’avocat à la sortie d’une audience ou d’un restaurant pour lui intimer l’ordre d’aller le voir plus souvent en prison. La série de textos reçus par le conseil d’un jeune homme incarcéré pour une série de vols avec violence, qui lui reproche la durée de sa détention provisoire. "Quand je sors, je vais vous fumer". Une balle de calibre 9mm déposée sur le capot de la voiture. Les « amis » menaçants d’un mis en examen ou d’un condamné qui débarquent à trois dans le cabinet, terrorisent la secrétaire et menacent de tout casser si l’avocat ne les reçoit pas dans l’heure.
Parfois, l’exigence est précise : "Maintenant, il va falloir rendre l’argent, Maître". Certains, parmi les pénalistes les plus chevronnés, avouent l’avoir fait. "C’est lâche, mais on n’a toujours pas le choix. On n’est pas des héros. "
Le plus souvent, les avocats se contentent de parler des menaces dont ils font l’objet au bâtonnier, qui informe discrètement le procureur de la République. Parfois dans l’urgence. Me Frédéric Landon, qui fut bâtonnier de Versailles, se souvient ainsi d’un de ses confrères qui avait reçu des menaces de mort très précises d’un de ses clients. Il a saisi le procureur qui a à son tour transmis l’information à son homologue de Bastia. Une filature a été organisée et le client mécontent a été interpellé à l’aéroport alors qu’il s’apprêtait à prendre un vol pour Paris, armé.
Depuis le début du mois de septembre, Erick Campana, bâtonnier de Marseille, a ainsi alerté à trois reprises le procureur de la République pour des agressions à l’encontre d'avocats, et plus particulièrement d’avocates. Lui-même a été récemment confronté à une situation de violence dans un parloir du centre pénitentiaire de Luynes à Aix-en-Provence. Alors qu’il s’entretenait avec un client poursuivi dans une affaire de stupéfiants, un autre détenu a poussé la porte. "Il m'a menacé en me disant : « Vous avez intérêt à plaider çà et çà".
Après l’assassinat en octobre 2012 de Me Antoine Sollacaro, du barreau d’Ajaccio, celui de Me Raymonde Talbot, égorgée dans son cabinet à Marseille en novembre 2012 et face à l’augmentation des pressions qu’ils subissent, Me Campana encourage ses confrères à porter plainte. "Il est hors de question que les avocats se laissent maltraiter par des clients", dit-il.
La plupart, pourtant, renoncent à toute procédure. Comme cette jeune femme du barreau de Paris, entrainée dans un bois et violée par des clients mécontents qui, après avoir beaucoup réfléchi et consulté quelques confrères, a choisi de ne pas alerter la police et la justice pour continuer à faire son métier. Comme Jean-Yves Liénard, qui a vu pénétrer une nuit dans sa chambre à coucher quatre hommes cagoulés, équipés de kalachnikov, poussant devant lui ses enfants terrorisés, plaçant le canon de leur arme sur la tempe de son épouse et le menaçant de lui couper les doigts avec un sécateur s’il ne donnait pas tout de suite de l’argent et des bijoux.
"Porter plainte ? Ce serait aggraver notre cas, dit-il. Ça veut dire ouvrir son carnet de clientèle à des policiers qui vont lancer l’opération Tempête du désert contre tous les voyous qu’on a défendus, mener des perquisitions chez eux, tomber sur des sachets de came, des armes ou des voitures volées et emmener tout ce beau monde en prison sur la base d’une plainte de leur avocat. Alors là, bonne chance pour la suite !"
Quelques jours après son agression, Me Liénard enfilait sa robe pour assurer, avec d’autres confrères, la défense d'une équipe de « saucissonneurs ». Il se souvient d’avoir vécu « un étrange moment » quand il a entendu le couple raconter son agression.
Les avocats se mettent souvent eux-mêmes en danger lorsqu’ils promettent des résultats. Soit parce qu’ils ont besoin de convaincre le client de le choisir, soit parce qu’ils veulent simplement le réconforter. "Quand un médecin annonce à son patient qu’il a un cancer, il ne lui dit pas qu’il va mourir dans les trois mois. Un avocat éprouve aussi le besoin de rassurer son client, de lui laisser un espoir. La difficulté, c’est d’apprendre à gérer la relation avec des personnalités fragiles, parfois psychopathes", observe Me Landon. "Tout tient à la distance que l’avocat sait établir avec son client", confirme un pénaliste qui défend depuis 25 ans des membres du milieu marseillais.
Il faut aussi apprendre à dire non. Me Henri Leclerc se souvient de la visite d’un confrère qui dépose devant lui une valise pleine de billets. Celui qui la lui avait confiée en guise de paiement d’honoraires venait d’être incarcéré. "Fais le sortir de prison, elle est à toi". Me Leclerc s’enquiert de l’identité du client. "Je lui ai laissé et la valise et le client", dit-il.
« Il y a quelques noms pour lesquels je ne suis plus disponible », confie Eric Dupond-Moretti. Et puis, raconte l’un de ses confrères, "il y a un moment où vous en avez marre de lire des procès-verbaux d’écoutes téléphoniques dans lesquels celui que vous défendez répète chaque jour à ses copains ou à ses cousins : ’Mets-lui la pression au baveux !’ Surtout quand la conversation est diffusée à l’audience, et que vous n’avez plus qu’à rentrer la tête dans les épaules pour ne pas voir le sourire du juge."
(avec Luc Leroux, à Marseille)