Liberté de la presse et protection des sources
Actualités du droit - Gilles Devers, 12/04/2012
La France se prend une nouvelle remontée de bretelles par la CEDH pour violation de la liberté d’expression (CEDH, Martin, 12 avril 2012, no 30002/08). L’affaire concerne une perquisition ordonnée par un juge d'instruction dans les locaux du quotidien Le Midi Libre pour déterminer les conditions dans lesquelles des journalistes avaient obtenu copie d'un rapport confidentiel de la Chambre régionale des comptes - protégé par le secret professionnel - portant sur la gestion de la région Languedoc-Roussillon.
Vous trouverez-ci-dessous le texte de l’arrêt, avant de trancher l’affaire, la CEDH a procédé à un rappel du droit applicable en matière de la liberté de la presse et de protection des sources. Voici donc un produit frais, goûteux, et plein de vitamines, en provenance directe du producteur.
Un des fondements essentiels d’une société démocratique
La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et les garanties à accorder à la presse revêtent une importance particulière (CEDH, Fressoz et Roire, no 29183/95 et Dupuis, no 1914/02).
La protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse. L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général. En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde », et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie (CEDH Roemen et Schmit, no 51772/99 ; Tillack no 20477/05 ; Thoma, no 38432/97 ; Cumpănă et Mazăre [GC], no 33348/96).
La presse joue un rôle essentiel dans une société démocratique ; si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et idées sur toutes les questions d’intérêt général (CEDH, De Haes et Gijsels, 24 février 1997).
D’une manière générale, la « nécessité » d’une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d’une certaine marge d’appréciation. Lorsqu’il y va de la presse, comme en l’espèce, le pouvoir d’appréciation national se heurte à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse.
De même, il convient d’accorder un grand poids à cet intérêt lorsqu’il s’agit de déterminer, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 10, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi (CEDH, Goodwin, 27 mars 1996).
Les devoirs et responsabilités des journalistes, marge d’appréciation des autorités
Par ailleurs, il y a lieu de rappeler que toute personne, fût-elle journaliste, qui exerce sa liberté d’expression, assume « des devoirs et des responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (CEDH, Handyside, 7 décembre 1976).
Ainsi, malgré le rôle essentiel qui revient aux médias dans une société démocratique, les journalistes ne sauraient en principe être déliés, par la protection que leur offre l’article 10, de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun. Le paragraphe 2 de l’article 10 pose d’ailleurs les limites de l’exercice de la liberté d’expression, qui restent valables même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt général (CEDH, Bladet Tromsø et Stensaas [GC], no 21980/93 ; Monnat, no 73604/01 ; Stoll [GC], no 69698/01).
La garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de la déontologie journalistique (CEDH, Colombani, no 51279/99 ; Pedersen [GC], no 49017/99 ; Masschelin, no 20528/05).
Ces considérations jouent un rôle particulièrement important de nos jours, vu le pouvoir qu’exercent les médias dans la société moderne, car non seulement ils informent, mais ils peuvent en même temps suggérer, par la façon de présenter les informations, comment les destinataires devraient les apprécier. Dans un monde dans lequel l’individu est confronté à un immense flux d’informations, circulant sur des supports traditionnels ou électroniques et impliquant un nombre d’auteurs toujours croissant, le contrôle du respect de la déontologie journalistique revêt une importance accrue.Là où la liberté de la « presse » est en jeu, les autorités ne disposent que d’une marge d’appréciation restreinte pour juger de l’existence d’un « besoin social impérieux », préalable nécessaire à toute mesure d’investigation portant sur les sources d’information des journalistes (CEDH, Editions Plon, no 58148/00).
En outre, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (CEDH, Wingrove, 25 novembre 1996). La Cour doit faire preuve de la plus grande prudence lorsque les mesures prises ou les sanctions infligées par l’autorité nationale sont de nature à dissuader la presse de participer à la discussion de problèmes d’un intérêt général légitime (CEDH, Jersild, 23 septembre 1994).
Par conséquent, les limitations apportées à la confidentialité des sources journalistiques appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux et une ingérence ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public.
J. J. Grandville, Descente dans les ateliers de la liberté de la presse, 1832