Gabriel Matzneff : liberté, complaisance et défaillances
Justice au Singulier - philippe.bilger, 4/01/2020
Le seul bénéfice, parfois, de certaines polémiques est d’obliger à réfléchir sur des problématiques essentielles pour la démocratie. En l’occurrence celle de la liberté d’expression qui, avec l’affaire de Gabriel Matzneff et de ses journaux intimes, revient au premier plan.
Tout épris que je sois de la liberté d’expression et notamment de la défense de celle des autres, parce qu’elle m’est toujours apparue comme l’un des liens forts d’une société par ailleurs éclatée, je n’ai jamais considéré qu’elle devait être sans limites. Mais la réflexion sur celles-ci est beaucoup moins évidente que les censeurs compulsifs peuvent le penser.
Si on laissait faire ces derniers, ce principe démocratique, à force de se voir arracher une protection particulière pour chaque corporation, deviendrait exsangue et, de fait, interdirait toute pensée authentique qui porte atteinte nécessairement à autrui et risque de créer des plaignants et des victimes. Si la liberté est mise à la disposition des uns et des autres, elle risque de se résumer à des paroles et à des écrits tièdes et aseptisés.
La dérive sans doute fondamentale de cet étrange climat contemporain qui mélange audace médiatique vulgaire et pudeur ridicule au sujet du moindre propos qui sortirait du suave mou et immédiatement qualifié de clash, tient à la perversion de ne plus s’interroger sur l’exigence de vérité mais sur l’obligation de décence. Aujourd’hui ce n’est plus le droit à l’expression libre qui domine mais la retenue qui est imposée par un certain nombre de «maîtres» et de gardiens de la morale - la leur en tout cas - obsédés par la judiciarisation de la pensée plus que par le débat démocratique et contradictoire.
Cette conviction m’a habité dès que j’ai été amené, à partir de mes propres appétences, à me pencher, judiciairement et civiquement, sur la liberté d’expression. Sans doute ai-je parfois abusé de cette passion en comprenant trop bien telle ou telle outrance, telle globalisation dangereuse, ici un paradoxe sulfureux, là une incongruité choquante mais en général j’ai cherché à me tenir sur une crête évitant l’enfer du nauséabond et sauvegardant le bienfait de la critique et de l’admissible.
Mais plus enfle la controverse sur les journaux intimes de Matzneff, plus je me confronte à des interrogations qui ne sont pas simples à élucider.
D’abord je ne voudrais pas que tout soit mis sur le même plan systématiquement. Ainsi Frédéric Beigbeder, pour dénoncer, selon lui, un climat de haine et de violence, mélange la cause de Matzneff qui suscite trop tard l’indignation avec celle de Yann Moix, de Roman Polanski et de Peter Handke alors que ces derniers relèvent d’un registre évidemment différent.
Ensuite il me semble qu’un partage rigoureux, même si on use de la littérature depuis toujours comme un paravent commode, doit être opéré entre l’ignominie fictionnelle et l’ignominie vécue. Ce n’est pas la même chose d’inventer des horreurs ou de les vivre et les raconter. Que le style soit de qualité ne change rien à l’affaire et ne saurait faire oublier que la substance, le fond d’un livre ne sont pas purifiés systématiquement par une forme brillante.
Ce qui agite au sujet de Matzneff - et comme il n’a jamais rien caché, bien au contraire, de ses comportements transgressifs au point d’offrir des relations univoques, répétitives et fières d’elles, mon ire irait plutôt vers tous ceux qui au nom d’un parisianisme exacerbé ont permis, validé, consacré ces écrits de l’abject - est le fait incontestable qu’il a été vanté et glorifié alors qu’il n’a pas cessé de mettre la main à des crimes et de justifier ostensiblement leur commission.
Cette revendication de la légitimité de l’ignoble fait toute la différence avec le fictionnel intégral et même avec un réalisme amendé, équivoque, ne projetant pas que des lumières sur un factuel odieux.
Il est invraisemblable que des jurys aient décerné des prix à de tels livres - mais hors de question de les interdire - sans doute gangrenés par la peur panique de ne pas être suffisamment modernes, c’est-à-dire de ne pas tenir pour rien la morale mais de sublimer la littérature.
Il est paradoxal de devoir constater que le livre utile de Vanessa Springora et la réplique de Matzneff dans L’Express ont limité le champ de l’indignation en reléguant, si j’ose dire, le pire, par exemple la sale satisfaction avec laquelle il narre ses ébats aux Philippines avec quatre petits enfants de 8 à 12 ans tandis que d’autres attendaient devant sa porte. C’est de la littérature ou de la cour d’assises ?
Je devine bien les risques de mon approche mais j’ai la faiblesse de croire qu’il est possible encore, dans notre monde, de séparer le nécessaire républicain de l’abjection criminelle et que ce ne serait pas réduire la liberté d’expression mais au contraire la sauver. Ce qui l’offense est que l’immonde l’instrumentalise.
Il ne faut plus avoir peur, à partir d’une lucidité se débarrassant de la mode, d’une judiciarisation non plus de la pensée mais de la perversion en acte ou de l’incitation au crime, par exemple à la mort d’autrui. Je serais heureux, même fier que l’institution judiciaire qui devrait davantage s’informer et lire pour agir plus rapidement (en tenant compte des méandres du droit de la presse) soit à l’avant-garde d’une lutte pour punir l’intolérable ou favoriser une pédagogie moins du décent que de l’allure. Une vigueur du fond et une courtoisie de la forme.
Ainsi pourquoi un Yassine Bellatar qui a clairement souhaité la mort en 2020 de Zineb El Rhazoui quotidiennement menacée et protégée est-il pour l’instant à l’abri de la plus petite investigation ?
Contrairement à ce que déclarent beaucoup d’esprits simples, la liberté d’expression est d’abord pour les autres. Pour soi, on est assez vigoureux, je l’espère, pour l’affirmer et la démontrer non négociable. J’aime, en concluant, retrouver l’une de mes admirations de jeunesse, le situationniste Raoul Vaneigem, qui sur la liberté d’expression avait ouvert une voie royale. On a le droit de tout dire, de tout écrire à condition d’échapper à la malfaisance des actes. Il a encore raison.
Le Parquet de Paris ouvre enfin une enquête pour viols sur mineur de 15 ans, et heureusement la saisine est élargie vers l’identification de toutes les autres victimes de l’écrivain. Rien ne garantit évidemment une issue favorable pour ces investigations ordonnées quelque trente-trois ans après la rencontre de Gabriel Matzneff avec Vanessa Springora.
On a appris que Gabriel Matzneff avait été régulièrement convoqué par la brigade des mineurs, que tout s'était chaque fois bien déroulé, qu'il avait été très content de lui et qu'aucun rapport apparemment n'avait été transmis au Parquet de Paris.
Une plainte avait été déposée par l'association Innocence en danger et en 2013-2014, après la sortie du livre "Séraphin, c'est la fin !", une information a été ouverte suite à une plainte avec constitution de partie civile pour apologie d'agression sexuelle. Un non-lieu a été édicté par le magistrat instructeur qui a pris acte d'une carence de la partie civile et dont le moins qu'on puisse dire est qu'il n'a pas poussé les feux (Le Point).
Et c'est tout.
Comment est-il concevable, admissible qu'au cours des années 70 et 80, alors que Gabriel Matzneff était dans sa gloire et son rayonnement parisien des plus sulfureux, avec une pédophilie revendiquée et des crimes affichés fièrement, au-delà de la complaisance du milieu intellectuel, littéraire et médiatique fasciné paraît-il par l'écrivain, la Justice ait été si scandaleusement inactive ?
Un ancien juge des enfants voit sans doute clair quand il souligne qu'"à l'époque les parquets ne s'autosaisissaient pas à partir d'un article, d'un livre et ce genre de personnalité était protégée par le pouvoir politique et l'intelligentsia. La pédophilie était tolérée par une certaine société" (Le Parisien).
Les parquets ne s'autosaisissent pas davantage aujourd'hui sauf pour François Fillon à la suite du Canard enchaîné !
Je ne cesse pas depuis des jours de répondre sur Twitter que magistrat nommé à Lille en 1972 puis à Paris en 1982, après être passé par Bobigny, l'affaire Matzneff m'était demeurée forcément étrangère d'autant plus que je n'avais lu qu'un seul livre de l'écrivain.
J'ai vérifié. Il y a tout de même quelque chose d'hallucinant que sous toutes les présidences, les latitudes politiques, sous quelque hiérarchie judiciaire que ce soit - ministres de la Justice de droite ou de gauche, procureurs et procureurs généraux sous l'égide de n'importe quel pouvoir, des directeurs des affaires criminelles conservateurs ou progressistes - de 1970 à 1990, l'institution judiciaire ait été si indifférente, immobile, scandaleusement passive face à des transgressions gravissimes publiées et célébrées. Je ne peux concevoir qu'aucun magistrat en position de décider, de trancher, n'ait lu à l'époque tout ou partie des journaux intimes de Matzneff et je m'explique mal l'absence totale de réaction de cette institution qui aurait dû être la première à dresser un barrage contre l'ignominie et à la sanctionner.
Mais rien.
Un jour pourra-t-on faire vraiment, avec audace, l'autopsie de ce désastre judiciaire qui a suivi un désastre intellectuel et moral, un désastre littéraire ? Ces crimes négligés. Toutes ces complaisances et ces défaillances laissées en jachère.
Dans ce champ de ruines, le témoignage de Vanessa Springora comme un espoir. Quand on a été affreusement manipulée par un écrivain qu'on a admiré, on peut se libérer aussi par un livre.
(Ce texte a été en grande partie publié le 3 janvier sur le Figaro Vox que je remercie. Je l'ai complété sur le plan judiciaire.)