Bertrand Cantat : un monstre commode
Justice au singulier - philippe.bilger, 11/10/2013
Trop c'est trop.
Bertrand Cantat a commis un crime. Je rappelle : sans intention de donner la mort, les violences infligées à Marie Trintignant l'ont tuée.
Il a été condamné à huit ans d'emprisonnement. Il a purgé sa peine. Quatre ans d'incarcération puis une libération conditionnelle dont il a respecté toutes les obligations.
Il est chanteur et à plusieurs reprises il a été engagé dans des spectacles honorables qui ont suscité la polémique, seulement parce qu'il y était présent.
Le 30 septembre, il a sorti un album, Horizons, notamment avec une chanson co-écrite avec Wajdi Mouawad : Droit dans le soleil.
A ma connaissance, depuis le début de son existence totalement libre, il ne s'est pas montré spontanément une seule fois sur une chaîne de télévision et si nous avons pu savoir des bribes de son quotidien psychologique, c'est au travers d'un livre écrit par l'un des membres de Noir Désir, aujourd'hui dissout, et à la suite du suicide de son épouse Kristina Rady. Rien, de sa part, n'a jamais sollicité notre curiosité, attiré ostensiblement notre attention et il s'est bien gardé de toute intrusion vulgaire dans le monde dont sa victime, Marie Trintignant, faisait partie.
Dans ces conditions, à moins de se supprimer, que pouvait-il faire de plus pour complaire à ceux qui ont décidé de le condamner à perpétuité et de lui imposer un silence non pas seulement intime - qui est déjà respecté - mais professionnel, comme s'il n'avait plus le droit de pratiquer la seule activité où il excelle ? Rien de plus dur que de se projeter dans le présent quand le passé vous a vu commettre le pire et que la justice est passée : trop peu, on ne vit plus ; trop, on provoque. Il me semble que Bertrand Cantat n'a pas été mauvais ni indécent dans l'équilibre trouvé.
Dans certaines attaques à son encontre, je suis frappé de constater comme le souci de la famille Trintignant est le critère exclusif, par la compassion qu'elle inspire et l'amitié qui lui est portée, de l'hostilité renouvelée et violemment exprimée à l'égard de Cantat.
Michel Drucker, qui a toujours refusé d'inviter Marine Le Pen à Vivement dimanche à cause des souffrances subies par sa famille, est fermement - lui, si complaisant ordinairement - opposé à toute invitation de Bertrand Cantat à cause de ses liens affectueux avec la famille Trintignant.
Il a donc compris la diatribe de Catherine Ceylac. Celle-ci, dans un préambule à l'évidence mûri, dans son émission Thé ou Café, après avoir dénoncé les applaudissements qu'on pourrait prodiguer à l'artiste mais tout de même consciente du fait qu'il avait purgé sa peine, a éprouvé le besoin d'ajouter ceci : "J'entends déjà ses défenseurs : il a payé sa dette envers la société. Mais a-t-il payé sa dette envers les fils, les parents, les amis de Marie Trintignant ? Qu'il vive libre n'est pas le problème, qu'il vive dans la lumière est indécent. Il a choisi le noir, le désir c'est qu'il y reste..." (lepoint.fr).
Bertrand Cantat devrait donc se reconvertir en mineur de fond. Mais rien n'est drôle dans cette polémique sans cesse ravivée.
Je pourrais d'abord me féliciter que Catherine Ceylac et Michel Drucker se penchent avec autant de vraie commisération sur une victime et appréhendent comme il convient les affres d'une affaire criminelle.
Mais ce qui me choque tient au fait que cette extrême rigueur persévérante à l'encontre de Cantat n'a pour source que la sollicitude pour la famille Trintignant et qu'à partir de ce sentiment, toutes les considérations d'équité, de justice et de mesure sont balayées. Peu importe la sanction : Cantat doit continuer à payer bien au-delà. Parce que c'est Marie Trintignant qui est morte. Cantat est un monstre commode parce qu'il autorise, sans mauvaise conscience, une sévérité qu'on s'interdirait, j'en suis sûr, par ailleurs.
Mon immense regret est, en effet, de pressentir que cette intense indignation qui devrait être d'une certaine manière la règle est clairement, pour certains, l'exception. Pour avoir eu l'occasion de fréquenter au moins à deux ou trois reprises Catherine Ceylac et son mari Claude Sérillon - qui travaille auprès de François Hollande -, un couple au demeurant très sympathique, je suis persuadé qu'ils appartiennent à cette famille de la gauche humaniste pour laquelle Christiane Taubira est une personnalité emblématique et généreuse, les libérations anticipées de criminels une nécessité et la préoccupation des victimes un souci moins noble que celui de la condition des condamnés.
Pourtant, un propos tenu par Catherine Ceylac est fondamental et il devrait inspirer intellectuels, personnalités des médias, politiques de gauche et généralement tous ceux qui n'aiment rien tant que la mansuétude sur le dos et la souffrance d'autrui. En effet, comme elle a raison quand elle souligne que la douleur de la famille Trintignant ne s'est pas éteinte avec la condamnation et qu'elle sera durablement, douloureusement fichée, fixée en elle comme une blessure inguérissable.
C'est vrai de tous ceux qui survivent, modestes, anonymes, brisés, quand un être cher a été victime d'un criminel. Le condamné, lui, sortira quand le deuil, lui, s'éternisera.
Que Cantat soit laissé tranquille, aujourd'hui, comme il nous laisse tranquilles.
L'ombre ou la lumière ne font rien à l'affaire.