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Polyamour ou amour unique ?

Justice au Singulier - philippe.bilger, 12/05/2019

Ce que je ne supporte pas - ce n'est pas par hasard que j'ai fait allusion dans mes rubriques à la culture, au cinéma et aux médias - est l'indécence de ces liaisons à intervalles réguliers étant qualifiées de grandes amours, faisant la couverture de Paris Match. Il y a des spécialistes, artistes ou princesses, de ces fulgurances d'un moment. On attend les suivantes, à peine nous ont-elles été annoncées ! Polyamour ou amour unique : rien de ridicule. Un antagonisme total. J'ai eu besoin de vivre le second.

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J'ai toujours été intéressé, voire passionné par les expériences humaines et intimes aux antipodes de mes goûts, par des pratiques amoureuses à mille lieues de mes désirs.

Parce que rien n'est plus excitant que de découvrir ainsi, par les récits et les analyses, ce qu'on ne vivra jamais, ce que jamais on n'aura envie de vivre. Parce qu'il y a toujours une curiosité à satisfaire, un étonnement à dissiper. Comment font-ils, comment réagissent-ils, ceux dont l'existence se fonde sur des valeurs contradictoires avec les miennes ?

Ainsi pour le concept du polyamour qui a été illustré par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir ayant refusé de se marier et ayant passé entre eux "un pacte de polyfidélité. Cela n'a pas toujours été facile mais enfin, tant bien que mal, ils l'ont respecté (Le Monde).

Le terme de polyamour est apparu pour la première fois au mois de mai 1990 et s'est développé dans les années suivantes. Il est défini comme une "non-monogamie consensuelle, éthique et responsable". Une sexologue et une thérapeute familiale vont jusqu'à proposer l'appellation de "salope éthique". Cette dernière jouit de la vie et célèbre la multiplicité amoureuse.

Cette conception sensuelle de l'existence et sans frein pour la sexualité ne me semble pas extraordinaire en elle-même si elle ne se rapporte qu'à des personnes libres, dégagées de tout lien conjugal ou de très long compagnonnage. Chacun, dans ce contexte, use du bonheur comme il l'entend et choisit la pluralité amoureuse s'il en a envie.

En revanche, me fascine comment une telle alliance peut durer, s'éprouver et se pratiquer dans une volonté à la fois de fidélité profonde et de multiplicité amoureuse réciproque, consensuelle et joyeuse. Sans l'ombre d'une jalousie qui viendrait rendre traditionnelle une telle relation.

Immédiatement je peux être tenté de rendre hommage à une telle audace qui tranche sur les modes de vie plus orthodoxes. Je me demande si elle n'implique pas une banalisation de la sexualité qui serait si peu importante, par rapport aux complicités profondes, notamment intellectuelles, qu'elle ne constituerait jamais un motif d'offense ni une cause d'aigreur.

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Faire l'amour avec autrui ne prendrait rien à celui ou à celle qu'on affirme préférer et relèverait d'une sorte d'occupation ordinaire et plaisante. Cette intrusion en corps étranger ne mériterait pas en tout cas que d'aucuns souhaitent la privatiser. Pour être capable d'un polyamour, il faut accepter le fait qu'un système polycorporel est insignifiant et ne prête pas à conséquence.

Alors que, pour d'autres, cette incroyable aventure d'un corps à corps est si singulière, tellement propre à la personnalité, à la nature et à la peau de l'autre, qu'elle ne saurait être dilapidée et dénaturée.

Face à cette vision d'une liberté totale dans un lien qui demeurerait inébranlable, je n'ai envie d'opposer que celle d'une fidélité fondée sur un amour ou, mieux, une passion unique. Fidélité qui ne serait pas corvée, contrainte ou rétrécissement, ascèse douloureuse, répudiation de la richesse humaine mais au contraire exaltation et certitude. Conviction que dans l'être qu'on ne quitte pas des yeux ni du coeur, il y a une telle pluralité, tant de rôles, tellement de facettes qu'il enferme le monde tout entier et que l'infidélité consisterait à rechercher paradoxalement un épanouissement, un dialogue, un élan du corps qu'on possède déjà.

Je viens de prononcer le mot le moins progressiste qui soit. La possession, pour les éclairés du sexe, est en effet une horreur et il conviendrait de se réjouir de toute entorse à la stabilité et à la constance parce qu'elle manifesterait que nous n'aurions pas affaire à une femme ou à un homme-objet.

En définitive, j'incline vers cette thèse qui n'est pas aussi paradoxale qu'on pourrait le croire. La véritable audace se trouve peut-être davantage dans l'intensité de l'unique amour et de la fidélité dominant tous ces réflexes absurdement narcissiques et vulgairement virils que dans le polyamour institutionnel. Pour ma part je détesterais une connivence greffée précisément sur l'inaptitude, d'un côté et/ou de l'autre, à vivre pleinement ce qu'on a voulu, choisi. Une connivence centrifuge, une connivence qui théorise au fond l'échec.

Mais, entre le polyamour consenti et l'amour unique accepté, au moins il y a de quoi arbitrer. Deux faces contradictoires d'une réalité humaine, l'une et l'autre ayant leur logique, la première toute de frénésie relativiste, l'autre éprise d'un absolu à portée de vie.

Ce que je ne supporte pas - ce n'est pas par hasard que j'ai fait allusion dans mes rubriques à la culture, au cinéma et aux médias - est l'indécence de ces liaisons à intervalles réguliers qualifiées de grandes amours, faisant la couverture de Paris Match ou autres publications vendant de l'éphémère comme s'il allait être durable. Il y a des spécialistes, artistes ou princesses, de ces fulgurances d'un moment. On attend les suivantes à peine nous ont-elles été annoncées !

Polyamour ou amour unique : rien de ridicule. Un antagonisme total. J'ai eu besoin de vivre le second.


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