Il n'a pas fallu une semaine !
Justice au Singulier - philippe.bilger, 21/11/2015
D'abord, la confusion du vocabulaire.
Reculer sur les libertés, ce serait capituler (L'Obs). C'est le contraire. Si le courage est de se laisser abattre dans la pureté des règles, vive la lâcheté républicaine.
Boire, consommer, se réunir, ce n'est pas lutter contre le terrorisme. C'est seulement continuer à faire ce qu'on a toujours fait et qui renvoie à une irrésistible pulsion de vie.
L'émotion collective, douloureuse et sincère, place de la République ou ailleurs, est un rituel qui rend hommage aux disparus mais qu'on ne nomme plus résistance ces rassemblements qui démontrent aux assassins islamistes comment ils ont massacré atrocement "juste" et épandent un coeur pluriel qui leur a fait défaut et qu'ils méprisent.
Mais il y a infiniment plus grave que ce télescopage entre la dignité et le combat, ce besoin français de se persuader qu'on mène la lutte au moment même où on s'efforce le moins mal possible de rester debout en acceptant de refaire de la quotidienneté un abri et une alliée.
Il n'a pas fallu une semaine pour passer de l'indignation absolue à l'égard de ces crimes organisés et multiples, ayant éparpillé les tragédies, et de la dénonciation totale de leurs auteurs, à autre chose.
Un état trouble, une sévérité moindre, une compréhension perverse, une complaisance souvent déguisée en expertise à l'égard des causes et des motivations, une volonté polémique de refuser au pouvoir socialiste une adhésion que sa découverte même tardive de la dangerosité du monde justifierait, une détestable focalisation sur le doigt irénique qui pourtant désigne la lune du terrorisme.
Il n'a pas fallu une semaine.
A Strasbourg, pour le World Democracy Forum, devant une assemblée internationale, au Conseil de l'Europe, je dois défendre les journalistes et rappeler cette évidence qu'il y a un journalisme pour les temps paisibles avec ses pudeurs, ses exigences et ses délicatesses et un autre en période de crise et que le nôtre n'a pas été indigne depuis le 13 novembre (Le Monde).
Il me revient aussi, au grand dam de la salle, de déclarer que perdre un peu de ma liberté pour la sécurité de tous, privilégier l'altruisme social au détriment de mes susceptibilités égoïstes ne me semble pas une insurmontable épreuve. C'est davantage un honneur qu'une contrainte et il n'est même pas nécessaire de souligner que "la sécurité est la première des libertés".
Lors de l'émission spéciale d'Envoyé Spécial consacrée au 13 novembre et à ses suites (France 2), un rien, une tonalité plus molle, une objectivité dégradée, des commentaires équivoques - pourquoi prétendre, à toute force, qu'il ne peut y avoir des futurs terroristes dans les migrants ? -, aucune réaction face à des réponses scandaleuses - notamment celles du frère flouté d'un assassin parti en Syrie - ont fait clairement apparaître qu'on était presque revenu au climat émollient d'avant le 13 novembre.
BFMTV, dans un autre registre, a accompli sa mission avec honnêteté et rigueur en tenant compte du passé mais sur le terrain, que de journalistes médiocres qui, pour occuper l'antenne, mêlaient le bon grain à l'ivraie et confondaient l'information avec la répétition !
Je ne surestimais pas notre capacité à nous tenir sur une ligne de crête exigeante et éthiquement sans nuance ni contrition.
Mais tout de même qu'il n'ait même pas fallu une semaine pour cet infléchissement douteux est indécent.
Le rejet massif et inconditionnel des assassins s'est métamorphosé subtilement non pas encore en une justification - c'est trop tôt, sauf pour Daech, les compagnons de route, ces Français au coeur de notre société qui haïssent leurs concitoyens - mais en une surabondance d'explications, d'informations et de témoignages dont la seule finalité est en définitive de noyer la nudité intolérable et crue des monstruosités sous un tapis sociologique, historique et géopolitique. Des barbares qu'on ennoblit en en faisant la plupart du temps inutilement ou banalement un objet d'étude !
Bien sûr il y a, dans le souvenir du pire, des îlots, des accalmies.
J'ai éprouvé une joie mauvaise quand j'ai appris la mort d'Abaaoud à Saint-Denis, lui qui a certainement mis la main aux crimes puisqu'il s'est trouvé dans le métro à Montreuil, le 13 novembre, vers 22 heures 15. Le sentiment intense, profond d'une justice rendue, aussi singulière qu'elle a été, et d'une malfaisance ostensible - qu'on songe à ses vidéos - effacée.
L'extraordinaire travail et courage du Raid, de la BRI et des policiers "ordinaires" sans lesquels nous serions encore aujourd'hui en train de trembler. Je n'ai pas besoin de les accabler sous les hyperboles puisque, contrairement à d'autres, je n'ai pas cessé de les défendre durant quarante ans et que je ne suis pas obligé de tomber dans une surenchère ponctuelle. Etre d'ailleurs obligé de les défendre, quel scandale au quotidien, quel signe de délitement ! Je n'ai jamais fait partie, à leur détriment, des donneurs de leçons en chambre et et des audacieux de salon. Trop de respect pour eux tous.
L'appel solennel du CFCM dénonçant "l'idéologie de haine des criminels terroristes" lu dans 2400 mosquées (Le Figaro).
Il y a eu le 13 novembre. Il y a l'hôtel Radisson à Bamako, la prise d'otages avec tant de victimes et les deux assaillants tués.
La réalité est suffisamment anxiogène en elle-même sans que le Premier ministre, dont je comprends de plus en plus mal la communication, en rajoute en nous assombrissant avant l'heure le futur. Alors que la France se redresse et fait face avec une tranquillité inquiète mais vigilante et solidaire.
Pourquoi venir jeter, dans cet état d'esprit collectif qui se restaure, d'abord qu'il pourrait y avoir "dans plusieurs jours ou plusieurs semaines" de nouveaux attentats, ensuite que "des attaques chimiques sont à craindre", des propos véritablement explosifs comme si Manuel Valls n'avait pour souci que de transmettre aux Français sa propre angoisse ?
Il n'a pas fallu une semaine pour que le vent tourne un peu, pour que coule, dans certaines consciences, le poison du relativisme et que guette la nostalgie d'une démocratie dont la faiblesse la rendait aimable aux yeux d'une minorité influente.
Le pouvoir saura-t-il remplacer les larmes par les armes ?