A la recherche du Commun dans les Marais salants de Guérande
– S.I.Lex – - calimaq, 13/08/2019
Les Marais salants de Guérande sont parfois cités comme un exemple de « Communs » encore en activité aujourd’hui. Le magazine Bastamag leur avait ainsi consacré en 2016 un article très complet, signé par Nolwenn Weiler et intitulé : «Un bien commun sauvé du béton et créateur d’emplois : les marais salants de Guérande».
On y apprend notamment que les Marais salants ont failli disparaître dans les années 60-70, à cause de projets d’aménagements visant à développer le tourisme balnéaire et qu’ils n’ont pu survivre que grâce à une forte mobilisation locale, qui n’est pas sans rappeler des luttes comme celle du plateau du Larzac ou, plus proche de nous, l’opposition à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes.
Sur la question du lien avec les Communs, l’article de Bastamag contient un passage en particulier qui avait piqué mon attention. On comprend en effet que la journaliste a demandé à des paludiers (nom donné aux artisans qui travaillent dans les marais pour récolter le sel) s’ils se reconnaissaient dans cette appellation des Communs et leur réponse traduit visiblement une certaine perplexité :
Les marais salants de Guérande sont souvent cités comme une référence de « communs », ces biens gérés collectivement comme les « incroyables comestibles », les nappes phréatiques, ou encore … Wikipédia. Étonnés, certains paludiers soulignent que les marais appartiennent à des propriétaires privés, même si une partie des œillets ont été rachetés par un groupement foncier agricole (GFA) dans les années 1970.
En effet, les exploitants dans les Marais sont propriétaires de parcelles – appelées « oeillets » – servant de bassins de décantation où le sel vient se cristalliser (les paludiers peuvent également être métayers et travailler pour un propriétaire foncier leur louant les oeillets) ; le sel récolté dans les salines est aussi une propriété privée dès l’origine appartenant aux paludiers ; et au final, cette ressource est commercialisée, soit à travers une coopérative rassemblant les deux tiers des exploitants à Guérande, soit directement par les paludiers lorsqu’ils ont choisi de rester indépendants.
D’un bout à l’autre de la chaîne, il semble donc n’y avoir que de la propriété privée et si les Communs sont d’abord des « ressources partagées », il paraît difficile de voir en quoi l’exploitation du sel dans les Marais de Guérande relève du paradigme des Communs. Le cadre conceptuel dégagé par Elinor Ostrom pour analyser les CPR (Common Pool Resources) – pêcheries, forêts, pâturages ou systèmes d’irrigation – semble inadapté, car il implique des formes plus ou moins développées de propriété collective (Common Property Systems).
Ayant eu l’occasion de visiter récemment les Marais de Guérande et de me documenter sur la question, je me suis rendu compte qu’il s’agissait d’un cas particulièrement intéressant à considérer. Il s’inscrit bien à mon sens dans le champ des Communs, mais pour des raisons qui ne sont pas faciles à saisir au premier abord. Pour les appréhender, il faut dépasser certaines simplifications de la théorie des Communs qui les présentent sous la forme du tryptique classique : « ressource partagée + communauté d’utilisateurs + règles de gouvernance ». Par ailleurs, l’exemple des Marais salants de Guérande donne aussi l’occasion d’évoquer d’autres auteurs qu’Elinor Ostrom, qui essaient de penser les Communs sous la forme de « milieux » rassemblant un ensemble d’acteurs – humains et non-humains – unis par des liens d’interdépendance.
L’importance d’identifier le « système de ressource »
Une première chose qui gène l’appréhension des Marais salants comme un Commun est la difficulté à identifier clairement ce qui constitue ici la « ressource ». S’agit-il par exemple du sel extrait des bassins ou des oeillets eux-mêmes ?
En réalité, il faut élargir la focale pour arriver à comprendre les salines comme formant ce qu’Elinor Ostrom appelle un « système de ressource ». Dans ses analyses sur les Communs (notamment son modèle IAD pour Institutionnal Analysis and Development), Ostrom explique en effet qu’il importe de décomposer la « ressource » en deux éléments distincts : les « unités de ressources » qui vont être prélevées par les utilisateurs et forment un flux, à distinguer du « système de ressource » qui produit ces unités et forme un stock renouvelable. Dans le cas d’une pêcherie par exemple, un lac va constituer le système de ressource dans lequel des pêcheurs vont prélever des poissons compris comme des unités de ressource.
Pour les Marais salants de Guérande, le système de ressource dépasse les seuls bassins (les « oeillets ») possédés à titre privatif par les paludiers, car l’eau de mer est acheminée dans les salines via des canaux (appelés « étiers ») et suit un circuit complexe dans lequel l’eau subit un certain nombre d’opérations de purification et d’évaporation, afin d’en augmenter progressivement la salinité jusqu’à la cristallisation finale dans les oeillets. A chaque marais montante, les étiers apportent de l’eau depuis la mer pour remplir les vasières et les cobiers qui desservent ensuite une ou plusieurs salines (voir ci-dessous).
A cette échelle, les questions de propriété deviennent déjà plus complexes. En effet, les vasières et cobiers font l’objet d’une propriété commune par les tenants de la ou des salines qu’ils desservent, avec une quote-part établie au proprata du nombre d’oeillets possédés. Par ailleurs, les étiers (canaux d’alimentation) – qui sont au nombre d’une dizaine sur la zone des Marais de Guérande – forment aussi une propriété collective appartenant à l’ensemble des paludiers. Ceux-ci se trouvent donc dans une situation proche de celle des co-propriétaires d’un immeuble qui – outre la propriété privée sur leurs lots respectifs – assument une propriété collective sur des parties communes, entrainant des obligations de participer à leur entretien.
D’autres infrastructures jouent un rôle important pour préserver l’intégrité du système salicole, comme des digues servant à protéger les Marais contre les agressions de la mer. Leur entretien est géré depuis le début du siècle par un syndicat formé par les paludiers eux-mêmes, mais les collectivités locales (région, département) apportent également leur soutien lorsque des dommages trop importants sont causés par les intempéries, comme ce fut le cas lors du passage de la tempête Xynthia en 2010.
Le système de ressource est donc ici constitué par cet ensemble complexe d’infrastructures permettant l’acheminement de l’eau de mer jusque dans les salines et les unités de ressource sont les volumes d’eau salée que les paludiers vont prélever afin d’alimenter leurs oeillets. Le cadre « ostromien » est donc jusqu’ici applicable.
Des Communs caractérisés par une faible « soustractibilité »
Il y a cependant d’autres aspects qui éloignent les Marais salants des «Common Pool Resources». Elinor Ostrom identifie en effet les CPR à partir de deux variables différentes : l’excluabilité (est-il difficile ou non d’empêcher des utilisateurs d’accéder à une ressource ?) et la soustractibilité (la ressource est-elle caractérisée par un haut niveau de rivalité susceptible d’entraîner une compétition dans la consommation ?). Dans la classification économique des différents types de biens, les CPR constituent des ressources marquées par une excluabilité difficile et une forte soustractibilité (exemple des poissons dans la mer ou du bois dans une forêt).
Les Marais salants ne correspondent pas exactement à cette description des CPR, car la ressource ici gérée – à savoir l’eau de mer salée suivant le circuit des canaux et bassins – n’est pas réellement affectée par un phénomène de rareté. On n’est pas dans la même situation qu’un système d’irrigation relié à une nappe phréatique (cas étudié par Elinor Ostrom), où les prélèvements des utilisateurs sont susceptibles d’assécher la réserve. Dans les marais salants, les vasières sont alimentées à chaque marée montante par les étiers et leur contenance est calculé de manière à pouvoir desservir les salines auxquelles elles sont reliées. L’eau que prend un paludier pour alimenter ses oeillets ne va donc pas « priver » ses voisins du bénéfice de la ressource. Il n’y a pas non plus de risque réel que les marées soient insuffisantes pour remplir les vasières et la ressource peut donc se renouveler d’elle-même à l’infini sans risque réel de « surexploitation ».
D’une certaine façon, les marais salants constituent donc davantage des « biens de club » (excluabilité facile et faible soustractibilité) que des biens communs (ce qui paraît un peu étrange et « déjoue », en un sens, la classification des biens). Ces caractéristiques de la ressource rejaillissent sur la question des choix collectifs auxquels sont confrontés les utilisateurs et sur la gouvernance à mettre en place pour y répondre. Dans un CPR « classique », les utilisateurs doivent faire face à un dilemne social particulier, à savoir que chacun doit accepter de limiter ses prélèvements de manière à ce que la ressource ne soit pas surexploitée et que le stock puisse se renouveler sans que l’on assiste à une «Tragédie des Communs». Pour ce faire, les utilisateurs fixent ensemble des règles établissant les quantités de ressource pouvant être prélevées et mettent en place un système de contrôles et de sanctions visant à garantir l’effectivité des règles débattues collectivement.
Dans le cas des Marais salants, il n’est visiblement pas nécessaire de fixer ce type de quotas de prélèvement. Tout l’art des paludiers consiste plutôt à actionner des systèmes de vannes (formées par des plaques d’ardoise appelées « kamladur » ; voir ci-dessous) pour réguler le débit de l’eau s’écoulant depuis la vasière dans les bassins suivants. L’opération est délicate, car elle nécessite de prendre en compte de nombreux paramètres comme le vent, la température, l’humidité ou les précipitations et seule une longue expérience permet de connaître la bonne quantité d’eau à faire entrer dans le circuit. Ce sont d’ailleurs généralement les doyens des salines à qui cette tâche est confiée (preuve que les Marais salants sont aussi un «Commun de la connaissance», l’expérience des plus aguerris étant mutualisée).
Les Marais salants donnent à première vue l’impression de poser moins de questions de gouvernance que d’autres exemples se rapprochant davantage des CPR d’Elinor Ostrom, mais des situations de crise peuvent imposer des décisions complexes à prendre. Ce fut le cas par exemple après le naufrage de l’Erika en 1999, qui faisait courir le risque de polluer les salines avec des eaux souillées par le pétrole. La communauté des paludiers connut alors un conflit, comme le rapporte l’article de Bastamag :
Un travail de titan est alors accompli par les paludiers pour empêcher le pétrole de rentrer dans les œillets. Mais après l’élan collectif de sauvetage, de vives tensions apparaissent entre paludiers. Certains veulent faire du sel à tout prix, d’autres préfèrent encaisser une année sans production, de peur de voir les marais se polluer. « C’était chaud bouillant, se souvient-on dans le pays. Des équipes gardaient les barrages la nuit pour être sûres que les autres n’ouvrent pas les vannes qui laissent passer l’eau de mer dans les étiers. »
On voit que la question des choix collectifs se pose de manière complètement différente pour les Marais salants que pour d’autres Communs côtiers, comme les Prud’homies de pêche que l’on trouve encore dans le Sud de la France. Dans ce cas, les règles fixées par la communauté concernent plus classiquement le prélèvement des poissons et portent sur les périodes et emplacements de capture, la taille minimales des prises, les espèces à ne pas attraper, les méthodes de pêche autorisées ou interdites, etc. On est face à des Communs plus « ostromiens » dans leurs principes de fonctionnement, parce que la question de la « soustractibilité » de la ressource est au coeur du « dilemme » que doit surmonter collectivement la communauté, ce qui n’est pas le cas avec les salines de Guérande.
Un travail commun d’entretien à assurer
Un autre aspect essentiel dans les salines, qui cadre pour le coup assez bien avec les analyses d’Ostrom, est celui du travail à effectuer en commun pour entretenir le système de ressource. Elinor Ostrom insiste sur le fait qu’un système de ressource peut être naturel ou artificiel (ou relever d’une combinaison entre les deux) et que si le stock de ressource dispose d’une certaine capacité à se régénérer, celle-ci peut aussi dépendre d’un travail humain à effectuer. C’est pourquoi elle intègre à ses huit Design Principles (principes de conception) favorisant le succès de la gestion des Communs l’idée d’une réciprocité entre les droits à l’appropriation dont bénéficient les utilisateurs et leurs devoirs à participer à l’entretien du système de ressource :
2A. La congruence avec les conditions locales : les règles d’appropriation et d’entretien sont congruentes avec les conditions sociales locales et environnementales ;
2B. Appropriation et entretien : les règles d’appropriation sont conformes aux règles d’entretien ; la répartition des coûts est proportionnelle à la répartition des bénéfices.
Pour les Marais salants, je suis tombé sur un article très intéressant de 1977, signé par Pierre Lemonnier, qui explique à quel point cette question de l’entretien du système de ressource est cruciale pour sa survie. Il montre en effet que l’écosystème complexe que constituent les Marais est entièrement tributaire d’un lourd travail humain pour être maintenu dans un état permettant la production du sel :
L’écosystème du marais doit être, à un moment déterminé, dans un état donné, tel que son utilisation comme moyen de production soit possible ; or sa dynamique naturelle, si l’homme n’intervient pas, conduit rapidement à une situation défavorable à cette utilisation. Le clapotement de l’eau, les courants violents et les fortes pressions parfois enregistrés (vents de forte intensité lors de marées hautes de vives eaux ou de a grandes marées ») sapent les talus et les digues, ce qui entraîne la création de brèches, peu fréquentes mais susceptibles de menacer l’existence d’une ou plusieurs salines. Étiers et bondres sont sujets à un envasement rapide (25 cm par an) et, par ailleurs, les végétaux qui croissent sur les talus […] tendent à freiner le flot à marée montante, particulièrement pour les canaux les plus étroits. Ces phénomènes affectent essentiellement l’alimentation des vasières : à l’intérieur des réservoirs et des salines, les particules en suspension dans l’eau de mer, ou arrachées aux talus et diguettes, constituent peu à peu des dépôts limoneux ; il en résulte un rehaussement du fond des différents bassins, qui entrave partiellement, voire totalement, la circulation de l’eau ou diminue la capacité de stockage des vasières. Le développement spontané de la flore aquatique […] enraye également la circulation de l’eau ou modifie son ensoleillement et par conséquent ses conditions d’évaporation. Enfin, lorsqu’un bassin est asséché, l’argile qui en forme le fond gonfle et se craquelle, le sol se trouvant ainsi rehaussé.
Ces quelques exemples illustrent la nécessité d’un maintien artificiel des caractéristiques de l’écosystème à l’intérieur d’un faible intervalle de variation.
Une partie de ces travaux d’entretien est effectuée annuellement par chaque paludier sur les parcelles qu’il détient (réfection des « ponts » d’argile qui délimitent les oeillets, arrachage des mauvaises herbes, élimination des algues, entretien des talus, etc.). Mais les « parties communes » des salines ont elles aussi besoin qu’on en prennent soin, notamment les vasières et les étiers, qui nécessitent des travaux réguliers de curetage pour les débarrasser des sédiments s’accumulant au fond. Tous les paludiers sont dépendants du bon entretien de ces infrastructures, car l’eau circule dans les marais par la seule force de la gravité, ce qui nécessite qu’une légère déclivité des sols soit méticuleusement entretenue.
C’est justement à cause des difficultés à organiser ce « travail commun » que les salines de Guérande ont failli disparaître au seuil des années 70. Avant cette date, beaucoup des paludiers étaient des métayers louant leur exploitation à des propriétaires fonciers. Comme l’explique P. Lemonnier, ceux-ci accordaient une rémunération aux paludiers pour qu’ils effectuent les travaux récurrents d’entretien. Mais à cause de la concurrence des salines industrielles du Sud-Est de la France, l’exploitation du sel à Guérande est devenue de moins en moins rentable, décourageant les propriétaires d’investir dans les travaux nécessaires au maintien des infrastructures et les incitant au contraire à vendre leurs oeillets. Petit à petit, les canaux, bassins, talus et autres aménagements indispensables se sont dégradés, entraînant un quasi-effondrement du système tout entier.
Après la mobilisation sociale des années 70, qui a permis le maintien de l’activité en faisant reculer les projets immobiliers visant à bétonner les marais, il a fallu encore 20 ans de patients travaux pour « reconquérir » le territoire et reconstituer progressivement le réseau d’infrastructures nécessaires au fonctionnement des salines. Le point intéressant dans cette évolution, c’est que les travaux collectifs nécessaires pour l’entretien des parties communes ne font plus l’objet de rémunérations versées par des propriétaires. Ils s’exercent aujurd’hui dans le cadre d’une solidarité entre les paludiers qui se rendent tour à tour ces services, comme le retrace l’article de Bastamag :
Formées par secteurs géographiques, et par affinités, les équipes dites « de chaussage » ont en charge l’entretien des salines, et leur remise en état si nécessaire. Elles sont un rouage essentiel du bon fonctionnement des marais, et assurent aux jeunes qui souhaitent s’installer la possibilité de le faire sur des lieux en friche. Personne n’est payé pour ces travaux de réfection et d’entretien. « C’est de l’entraide pure », dit Tony, paludier depuis 1998. « Quand l’un ou l’une de nous a un souci de santé, on se passe le mot, et on vient faire le boulot de préparation des salines pour la saison. Il est arrivé qu’on se retrouve à 30 sur une saline. Les désaccords que l’on peut avoir les uns avec les autres ne comptent pas dans ces moments là. Il faut faire le boulot ensemble, point. Ce sont des moments très impressionnants. Cette solidarité me plait beaucoup ; elle impressionne souvent les personnes qui nous rendent visite. »
C’est sans doute cette organisation collective du travail, sur une base réciprocitaire, qui ancre le plus clairement les Marais salants dans le paradigme des Communs. Ces formes d’entraide font penser à ce qui s’appelle la Minga dans les communautés autochtones des Andes ou le Shramdan – le « don du travail » – dans les campagnes en Inde.
La question de l’interface au marché
Un point crucial du fonctionnement des salines de Guérande fait écho à ce qui peut être considéré – de manière assez surprenante – comme une des lacunes dans les analyses d’Ostrom : la question des modalités d’interface entre les Communs et le marché. Ostrom consacre en effet des développements aux relations entre les Communs et les autorités publiques (dont elle redoute en général l’intervention comme susceptible de nuire à l’auto-organisation des communautés en imposant des solutions standardisées). Mais bien qu’elle ait reçu le Prix Nobel d’économie, Ostrom évoque assez peu dans ses travaux l’articulation entre les Communs et le marché, même lorsque les unités de ressource prélevées sont revendues par les utilisateurs (ce qui est pourtant souvent le cas pour les communautés de pêcheurs, agriculteurs ou éleveurs qu’elle observe dans ses études de cas).
Pour les Marais salants de Guérande, cette question de l’organisation économique est pourtant fondamentale et la manière dont les paludiers y ont répondu explique en partie le maintien et la renaissance de leur activité dans la région. Avant les années 70, les exploitants de Guérande ont en effet perdu la maîtrise de leur circuit de distribution commerciale, car leur coopérative a été rachetée par leur concurrent direct, les Salines du Sud-Est de la France, qui avaient industrialisé leur activité. Les Salines du Sud-Est se servirent du contrôle de la distribution pour faire baisser les prix, ce qui entraîna les exploitants de Guérande dans une spirale descendante qui faillit avoir raison de l’activité salicole.
Après la relance des salines à Guérande, une des questions stratégiques a consisté en la reconquête de ces circuits de distribution, qui s’est opérée en plusieurs temps, jusqu’à la mise en place en 1989 d’une coopérative agricole. Cette structure a permis aux exploitants de modifier le rapport de force en leur faveur dans la fixation des prix, mais aussi de développer une démarche de valorisation, misant sur la qualité exceptionnelle du sel de Guérande, consacrée par l’obtention dans les années 90 du Label Rouge et du label Nature et Progrès.
La coopérative aide les paludiers qui en sont membres en leur assurant des revenus plus réguliers et elle contribue également à diminuer la quantité de travail qu’ils doivent fournir en les déchargeant de la distribution commerciale. C’est ce qui permet à certains paludiers témoignant dans l’article de Bastamag de dire qu’ils arrivent à «faire des semaines de 35 heures, voire un peu moins», ce qui est très rare dans le domaine agricole. Par ailleurs, cette formule permet aussi de dégager du temps pour les travaux collectifs d’entretien, ce qui favorise sans doute les comportements d’entraide décrits ci-dessus.
Néanmoins – et c’est un point que je trouve particulièrement intéressant -, le rôle de la coopérative agricole ne fait pas l’unanimité parmi les paludiers, à tel point que près d’un tiers des exploitants officiants à Guérande ont choisi de rester indépendants. Il s’agit en général des plus petits exploitants, défavorisés par les prix de rachats du sel pratiqué par la coopérative et qui préfèrent continuer à vendre leur production dans leur réseau, même si cela occasionne un surcroît de travail.
Mais au-delà de ces aspects, on sent dans l’article de Bastamag que le rôle de la coopérative en tant que structure économique fait plus profondément débat :
Si elle reste dirigée par un conseil d’administration de paludiers, la coop, en grossissant, échappe un peu à ses fondateurs. C’est en tout cas le sentiment de certains professionnels des marais, qui regrettent le côté très « technico-commercial » de la coopérative. Ils craignent que les membres du conseil d’administration se fassent happer par les sirènes du management, du commerce et du marketing. « Quand la direction aligne des chiffres, et manie des concepts économiques et commerciaux que l’on ne maîtrise pas, que dire ? » , soupirent les paludiers, soumis aux mêmes dilemmes que certains de leurs collègues paysans, qui ont vu leurs coopératives leur échapper peu à peu.
Cette tension à l’endroit de l’interface avec le marché fait fortement penser aux concepts d’«encastrement» et de « désencastrement » de l’économie développés par l’économiste et historien Karl Polanyi. Cet auteur, connu pour son ouvrage La Grande Transformation, explique en effet que les institutions sociales peuvent contribuer à « encastrer » le marché de manière à l’empêcher se constituer en un système auto-régulé. Mais cette dynamique est constamment réversible et le marché peut toujours se « désencastrer » pour soumettre au contraire le reste des institutions sociales à sa propre logique. Ce qui se passe pour la coopérative du sel à Guérande me paraît correspondre à ce schéma : cette institution a permis dans un premier temps de protéger les salines de la presqu’île des outrances du marché, de la même manière que les digues sur la côte protègent le territoire des assauts de la mer. Mais on voit que ce qui fait interface avec le marché est toujours susceptible de se faire « retourner » et la dialectique de l’encastrement/désencastrement n’est jamais définitivement acquise.
Elinor Ostrom n’a pas beaucoup développé ces aspects dans ses analyses, mais c’est tout l’intérêt aujourd’hui des approches qui croisent la question des Communs avec l’Economie Sociale et Solidaire (ESS) de mieux prendre en compte cet enjeu de l’interface avec le marché.
Les Marais salants comme « milieu commun »
Arrivé au terme de ce billet, quelque chose me taraude encore, car même si les concepts du cadre ostromien permettent de décrire en partie ce qui se passe dans les Marais salants de Guérande, il me semble qu’ils laissent aussi échapper quelque chose d’essentiel, que l’on ressent pourtant fortement en visitant les lieux. Comme dirait l’anthropologue Philippe Descola, les Marais salants se situent vraiment «par-delà Nature et Culture». Il n’y a pas de sens à les présenter comme un milieu « naturel », mais il n’y en aurait pas plus à dire qu’ils constituent un milieu « artificiel ». Il s’agit davantage d’un écosystème enchâssé dans un système social et d’un système social enchâssé dans un écosystème, jusqu’à former un assemblage indissociable. L’article de Pierre Lemonnier décrivant le déclin des salines jusqu’aux années 70 insiste bien sur le fait que c’est la disparition progressive du mode de vie traditionnel des paludiers qui a peu à peu causé la dégradation du paysage, celle-ci aggravant en retour la disparition des pratiques sociales qui en constituaient le support, et ainsi de suite sous la forme d’une boucle de rétro-actions inextricablement liées.
Dans son ouvrage « Où atterrir ? », Bruno Latour distingue ce qu’il appelle les « systèmes de production », dans lesquels des ressources sont extraites d’un environnement à des fins économiques, des « systèmes d’engendrement » où humains et non-humains partagent un milieu commun à travers des relations de réciprocité : les humains produisent un milieu et ce milieu produit en retour un mode de vie particulier des humains. Il en résulte une relation d’inséparabilité entre humains et non-humains, chacun ayant un rôle d’agents et il est de ce point de vue malheureux de réduire les éléments non-humains à de simples « ressources ».
Les Marais salants de Guérande constituent pourtant sans conteste un système de production du sel (dégageant plus de 20 millions de chiffre d’affaire par an), mais ils sont en même temps plus que cela, car leur mode de fonctionnement en fait simultanément un système d’engendrement. Cet équilibre tient à la perpétuation du mode de collecte purement artisanal du sel, sans recours à la mécanisation, à l’absence d’emploi de produits chimiques et à l’entretien minutieux des infrastructures des salines, qui forment le milieu de vie d’une faune et d’une flore extrêmement riche. L’activité des hommes se fait ainsi en symbiose avec les cycles biophysiques du milieu et il est assez intéressant de voir que c’est ce que voulaient au contraire dissocier les projets d’aménagement des années 70 : d’un côté, des promoteurs immobiliers entendaient bétonner une partie des marais pour développer les activités balnéaires, mais de l’autre, des projets existaient aussi pour faire d’une partie de la zone une réserve naturelle, qui aurait exclu l’activité salicole des paludiers. On était là dans l’idéologie du Grand Partage entre Nature et Culture, qui aurait conduit à rompre l’agencement entre une activité humaine et son milieu, exactement comme on peut le voir dans certains pays qui chassent les populations autochtones pour constituer des parcs naturels.
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Au final, sous le « Commun ostromien » que j’ai essayé de décrire dans ce billet, il existe donc dans les Marais salants un Commun plus fondamental et plus profond : ce que l’anthropologue Anna Tsing appelle un « Commun latent » ou ce que Patrick Bresnihan nomme un « Commun plus qu’humain », fait d’un enchevêtrement de relations entre humains et non-humains : paludiers avec leurs connaissances et leurs outils, leurs solidarités et leurs conflits, leurs traditions et leur art de vivre, eau de mer, vents, soleil, pluies, oiseaux, poissons, insectes, algues, herbes, vase et limon, argile, ardoise, etc. Appréhendé à travers ce prisme « relationnel », le Commun finit par ressembler au sel lui-même : une fine cristallisation résultant des interactions d’un réseau immense d’acteurs que l’on aurait bien tort d’enfermer sans autre forme de procès dans la « boîte noire » de la Ressource…