Libé ou le confort du dégoût
Justice au singulier - philippe.bilger, 19/09/2013
On ne peut pas dire que l'affaire dite du bijoutier de Nice ne passionne pas, n'indigne pas ou ne mobilise pas.
Ce vol à main armée commis notamment par Anthony Asli, avec la riposte de Stéphan Turk, ne cessent pas de susciter un immense débat public et médiatique, un soutien massif apporté au second sur Facebook et des réactions pour le moins mitigées à l'égard de la famille du premier et de ses tentatives d'atténuation de responsabilité.
Alors que les deux braqueurs s'enfuyaient en scooter, leur forfait accompli, le bijoutier a tiré trois balles dont la dernière a atteint Anthony Asli dans le dos, "juste sous l'omoplate droite".
L'instruction éclairera les circonstances du tir mortel et déterminera s'il a répondu à une menace grave ou non. La légitime défense invoquée par le mis en examen et que le par ailleurs excellent procureur de Nice Eric Bedos a, me semble-t-il, rejetée de manière un peu précipitée, ne sera pas le thème de ce billet.
Il m'importe plus d'analyser les difficultés que rencontre une approche nuancée aussi éloignée d'une inconditionnalité choquante qu'à rebours, d'un mépris offensant.
Pourtant, cette mesure n'est pas impossible puisque j'ai pu l'apprécier au cours d'un dialogue sur ce sujet avec Guy Birenbaum dans l'émission de Jean-Marc Morandini qui m'a heureusement surpris sur Europe 1.
Le sarcasme et le dédain, en revanche, sont portés à leur paroxysme par Libération qui, s'il manifeste un intérêt certain pour la tragédie de Nice puisqu'il lui consacre quatre pages, le fait sur un mode conduisant à désespérer de ce quotidien. En effet, il se coule depuis longtemps, en étant de plus en plus prévisible, dans une dénonciation élitiste du peuple qui ose se révolter contre la délinquance et la criminalité et soutenir plutôt les victimes que les auteurs. Le scandale est de n'avoir pas l'humanisme compatissant pour ceux-ci !
Avec ce titre odieux en couverture : La haine en réseau !
Quand, à Nice, dans une ville et une région infiniment sensibles aux atteintes à la tranquillité publique et à la sûreté des commerces, ont été perpétrés ces crimes de vol à main armée et, l'obligation de sa défense alléguée, d'homicide volontaire, il était facile de concevoir que dans le climat actuel où la politique pénale intimide moins les transgresseurs qu'elle ne les rassure, un intense mouvement de sympathie, un élan collectif allaient se produire.
Cette certitude rendait d'emblée absurdes les soupçons contestant les chiffres de Facebook, cherchant forcément l'extrême droite derrière et incapables d'admettre qu'une exaspération civique et un désir de rigueur dépassaient très largement les frontières partisanes et sans doute sont dominants dans les profondeurs du pays.
Il serait si commode, devant les comportements et les mouvements si peu conformes à la bienséance de la gauche et de Libé, de pouvoir immédiatement les disqualifier en les accusant d'être inspirés par le diable, Marine Le Pen et le FN ou, pour faire bonne mesure, les fascistes.
On a aussi le zeste de condescendance avec le "discours de libération pulsionnelle" étiqueté par le sociologue Cardon. Ces pauvres citoyens qui savent si mal se contrôler face à l'intolérable !
C'est aussi une déplorable tradition française que cette propension, quand l'essentiel est dramatique et au fond incontestable - un braqueur tué parce qu'un commerçant a refusé de se terrer et a réagi -, à trop vite mettre l'accent sur la périphérie dérisoire : Facebook a-t-il été manipulé ? Il convient de reconnaître à Libération cette honnêteté mais contre son gré : il a été contraint d'écarter la thèse de la fraude sur ce plan.
Il n'y a pas davantage à déplorer le risque "d'une sorte de justice d'opinion" (Le Monde) qui, aussi effervescente qu'elle soit, ne survient qu'une fois la déchirure du tissu social opérée et l'infraction commise, apposant le sceau populaire sur une réalité et un processus prioritairement réservés à la police et à la magistrature. On peut soutenir que cette démocratie d'opinion, forte dans son expression, donne en effet l'opinion de la démocratie sur une tragédie qui la concerne au premier chef.
Mais, pour le reste qui est l'essentiel, comme ce quotidien Libération, à la fois si intelligent et si monomaniaque, cherche avec minutie tout ce qui serait de nature à démontrer que le bijoutier - même si ces deux jeunes gens armés d'un fusil à pompe et d'un pistolet automatique ont fait irruption dans son commerce, l'ont menacé, frappé et volé - était cependant un être peu recommandable,impulsif, prêt à tuer sans raison alors qu'il aurait été si simple, si décent et si démocratiquement saint de laisser s'enfuir ces deux jeunes criminels !
Comme il est fondamental, vital - pour sauvegarder la pureté républicaine et l'éthique abstraite à la Christiane Taubira - d'incriminer la multitude qui est venue soutenir et parfois hélas applaudir le bijoutier !
Même avec ces extrémités que du haut de la chaire médiatique on pourfend sans risque, il est choquant, insultant, de la part de Libé, de mettre l'ensemble qui est globalement légitime, respectable, solidaire, sous le pavillon souillé de la haine. La haine est devenue l'argument à la mode pour s'en prendre à des idées qu'on ne sait pas réfuter, qu'on n'ose même pas toucher du bout de l'esprit. La haine, pour une certaine gauche, permet de faire l'impasse sur la compréhension, l'argumentation. Tout ce qui sort des sentiers battus de notre pensée, de nos poncifs évidemment progressistes est haineux. L'adversaire, le contradicteur, le peuple sont dégradés moralement mais leurs convictions, leur bon sens, leur révolte honorable demeurent debout.
J'éprouve de l'inquiétude pour Libération, à l'égard duquel je ressens un agacement structurel mais quelques vrais penchants amicaux. Je comprends bien l'épreuve d'avoir à faire avec ces citoyens-là : on aimerait tellement en inventer d'autres.
Ce qui est insupportable dans tous les cas en matière de sécurité et de justice, face à toutes les douleurs et aux tragédies que causent l'inventivité criminelle et ses suites, c'est d'ouvrir sa plume mais en fermant les yeux, de rêver d'une réalité pour fuir celle vulgaire, trop présente qui étouffe, de se moquer de la société qui n'a pas le loisir de se rappeler qu'on attend d'elle l'impossible : demeurer sourde et aveugle devant ce qui lui fait mal et parfois la brise.
L'intolérable, de la part de Libé, c'est le confort du dégoût.