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Et si on libérait (vraiment) les licences libres de la propriété intellectuelle ?

– S.I.Lex – - calimaq, 5/08/2017

Avertissement : Ce qui va suivre est hautement expérimental, et en partie spéculatif, mais l’idée me paraissait valoir la peine d’être développée. Cette semaine, on a appris qu’une cour de justice américaine avait reconnu la valeur contractuelle de la licence GNU-GPL, alors que celle-ci a déjà presque 30 années d’existence, et n’a pas attendu cette …

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Avertissement : Ce qui va suivre est hautement expérimental, et en partie spéculatif, mais l’idée me paraissait valoir la peine d’être développée.

Image par Christopher Dombres. CC0/Domaine public. Source : Flickr.

Cette semaine, on a appris qu’une cour de justice américaine avait reconnu la valeur contractuelle de la licence GNU-GPL, alors que celle-ci a déjà presque 30 années d’existence, et n’a pas attendu cette consécration jurisprudentielle pour produire des effets réels. Le site TechoLlama se réjouit de cette décision, dans la mesure où elle apporte de solides arguments au débat juridique sur la validité des licences libres :

Nous continuons, décision après décision, à avoir l’assurance que les licences Open Source sont bien valides ; non seulement cela, mais nous avons maintenant l’assurance qu’elles constituent bien des contrats au sens propre du terme. Il n’y a pas si longtemps, je devais encore me défendre lors d’une conférence contre les allégations d’avocats qui affirmaient que les licences de logiciels libres n’ont pas de valeur juridique.

C’est assurément une bonne nouvelle de voir le système juridique reconnaître le principe même des licences libres et l’admettre en son sein, car cela autorise notamment à aller en revendiquer l’application en justice lorsqu’elles ne sont pas respectées. C’est particulièrement important pour la clause de copyleft (Share Alike – Partage à l’Identique) que l’on retrouve dans la licence GNU-GPL, qui protège les logiciels libres des tentatives de réappropriation exclusive et garantit leur caractère de biens communs.

Il faut à cette occasion rappeler que les licences libres ne constituent pas des « alternatives » au droit d’auteur, contrairement à ce que l’on peut parfois entendre. Elles sont au contraire pour les titulaires d’un droit d’auteur une manière légitime d’exercer leurs prérogatives, étant entendu que le droit d’auteur constitue tout autant une faculté d’autoriser que d’interdire. Depuis 2006, le Code de Propriété Intellectuelle français, même s’il ne contient aucune allusion explicite aux licences libres, reconnaît de son côté la possibilité pour les auteurs de mettre gratuitement leurs oeuvres à la disposition du public :

L’auteur est libre de mettre ses oeuvres gratuitement à la disposition du public, sous réserve des droits des éventuels coauteurs et de ceux des tiers ainsi que dans le respect des conventions qu’il a conclues.

Tout ceci est fort bien et vaut tout autant pour la licence GNU-GPL que pour toutes les licences libres ou de libre diffusion, comme les Creative Commons, qui se sont appuyées sur le droit d’auteur pour trouver un fondement dans le système juridique général. C’est en cela que l’on compare souvent le geste initial de Richard Stallman à un « hack juridique » par lequel il est parvenu à renverser le copyright en copyleft, sans avoir pour cela à passer par une réforme législative. De la même manière, les Creative Commons ont été imaginés par le juriste Lawrence Lessig pour donner aux auteurs eux-mêmes la possibilité de faire fonctionner autrement le droit d’auteur, dans un contexte où il tendait à se verrouiller de plus en plus au niveau législatif (vote en 1998 du Mickey Mouse Act, notamment).

Les licences libres sont donc nées sous la forme d’une véritable « inception » du copyleft au sein même du droit d’auteur, en vertu d’une tactique qui s’apparente à celle du Cheval de Troie ou de la prise de judo (s’appuyer sur la force de l’adversaire pour le maîtriser). C’est finalement ce qui leur donne leur force, mais aussi paradoxalement, une certaine forme de fragilité, car ces instruments restent en réalité dépendants du système juridique auquel elles empruntent leur validité. La juriste Séverine Dusollier avait déjà pointé en 2006 cette contradiction dans un intéressant article intitulé « Les licences Creative Commons : les outils du maître à l’assaut de la maison du maître« . Le titre s’inspire d’une phrase prononcée lors d’un discours en 1979 par l’écrivaine féministe Audre Lordre :

Les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître.

La question se pose en effet à propos des licences libres, dans la mesure où elles ne représentent pas un instrument de contestation, en lui-même, du droit d’auteur. Cela ne constituerait en soi pas un problème, si le droit d’auteur n’avait pas fini par être subsumé par le système sous le concept juridique de « propriété intellectuelle« , autrement plus nocif et vilipendé d’ailleurs par Richard Stallman. C’est en effet une question philosophique majeure de savoir si l’on peut appliquer le concept même de propriété aux créations de l’esprit (oeuvres, inventions, marques, etc.) qui constituent des objets immatériels, par définition non-rivaux. Stallman considère que le concept de propriété intellectuelle n’est qu’un « séduisant mirage », rapprochant artificiellement les champs pourtant très différents de la propriété littéraire et artistique et de la propriété industrielle. A ce titre, il condamne radicalement le terme de « propriété intellectuelle », pure construction idéologique à ses yeux, au point de recommander de ne jamais l’employer :

toute opinion à propos de « la question de la propriété intellectuelle », et toute généralisation faite à propos de cette soi-disant catégorie, est presque sûrement absurde. Si vous pensez que toutes ces lois ne sont qu’un même sujet, vous aurez tendance à choisir vos opinions à partir d’une sélection de généralisations abusives, dont aucune n’a la moindre valeur.

[…] Si vous voulez réfléchir clairement aux problèmes soulevés par les brevets, les copyrights, les marques déposées ou diverses autres lois, la première étape est d’oublier l’idée de les mettre toutes dans le même sac, de les traiter comme des sujets séparés. La deuxième étape est de rejeter les perspectives étriquées et l’image simpliste véhiculées par l’expression « propriété intellectuelle ».

Le problème, c’est que si ce débat philosophique à propos de la propriété intellectuelle reste ouvert, il est déjà tranché depuis un bon moment par la jurisprudence qui, aussi bien au niveau français qu’européen, a explicitement raccroché le droit d’auteur, le droit des brevets et le droit des marques au fondement du droit de propriété. On vient d’ailleurs encore d’en avoir une nouvelle confirmation cette semaine avec une décision du Conseil Constitutionnel rendue à propos du statut des webradios dans laquelle il affirme que les droits des producteurs et des interprètes (droits voisins) constituent bien une forme de propriété. Donc même si l’on critique la pertinence du concept de « propriété intellectuelle » (ce qui est mon cas), on est aujourd’hui contraint de reconnaître que le droit positif lui a accordé une réalité. Ce qui fait par ricochet que les licences libres elle-mêmes ne sont désormais plus qu’une émanation indirecte de cette même propriété intellectuelle. Comme je le dis parfois, le droit se moque éperdument de ce que nous pensons de lui : il possède sa propre objectivité qui s’impose à nous et cela vaut (hélas) à présent pour l’existence du concept de propriété intellectuelle. Dura Lex, Sed Lex…

A titre personnel, c’est ce genre de considérations qui m’avaient fait adopter la licence CC0 (Creative Commons Zero) pour les écrits que je publie sur ce blog. Alors que j’avais commencé par utiliser la licence CC-BY, j’ai voulu en changer en 2013 parce que je me suis rendu compte que je ne voulais pas simplement « renverser » le droit d’auteur, mais en sortir complètement. J’avais alors appelé ce geste « Copy-Out » par opposition au « Copyleft » et le choix de la licence CC0 m’avait alors paru cohérent pour manifester mon intention de verser directement mes oeuvres dans le domaine public, sans laisser aucune trace de droit d’auteur :

Pour moi, l’intérêt principal, c’est de sortir en dehors du cadre du droit d’auteur. Avec les licences libres, on passe de la logique du copyright à celle du copyleft, mais on reste encore dans le système du droit d’auteur. Les licences libres ne sont pas une négation du droit d’auteur, mais une autre manière de le faire fonctionner. Avec la licence CC0, on n’est plus dans le copyright, ni même dans le copyleft, mais littéralement dans le copy-out. On décide sciemment que son œuvre n’est plus saisie par le droit d’auteur et ne doit plus être comprise à travers ce filtre. Je ne prétends pas que cette voie doive être suivie par tous les auteurs. Mais au stade où j’en suis, c’est cohérent avec ma démarche.

Sauf qu’en réalité, la licence CC0 ne permet pas réellement d’accomplir cette volonté, car le système juridique (français) ne reconnaît, sans doute, pas aux auteurs la possibilité de renoncer valablement à leur droit moral. Mais plus profondément, la CC0, en dépit de son caractère radical, reste encore une licence de droit d’auteur, qui ne permet à l’auteur d’en sortir qu’en y renonçant (ce qui suppose donc d’abord d’y être entré…). On reste finalement dans la même logique « d’utiliser les outils du maître pour détruire la maison du maître« , d’où d’ailleurs les limites rencontrées à propos du renoncement au droit moral.

Or il arrivera peut-être un moment où « rester dans la maison du maître » risque de devenir dangereux, voir intenable, pour les licences libres. On voit en effet de plus en plus d’évolutions législatives aberrantes qui tendent à « écraser » les licences libres, en « forçant » les auteurs à maintenir leurs oeuvres dans le système classique contre leur volonté. C’est ce qui se passe par exemple en matière de sonorisation des lieux ouverts au public, qui sont soumis à une redevance perçue par la SPRE, même en ce qui concerne les oeuvres sous licence libre pour lesquelles les auteurs ont pourtant autorisé l’usage gratuit. Le risque existe aussi à présent en matière de photographies, suite au vote l’an dernier de la « taxe Google Images » qui pourrait forcer l’entrée en gestion collective des photos sous licence libre pour contraindre les moteurs de recherche à payer pour leur usage. Et des menaces plus redoutables encore se profilent à l’horizon, avec la discussion qui a lieu en ce moment au niveau du Parlement européen autour un « droit inaliénable à la rémunération » susceptible de provoquer un véritable désastre pour la Culture libre.

La question n’est donc pas simplement philosophique, car elle touche en réalité aux limites de la stratégie du « Cheval de Troie » qui a été employée jusqu’à présent par les fondateurs des licences libres. Si le système réagit en secrétant des « anticorps juridiques » neutralisant la portée effective des licences libres en prenant le pas sur la volonté des auteurs, alors la « maison du maître » finira par l’emporter et le hack juridique initial de Stallman sera devenu inutile. C’est pourquoi il importe à mon sens aujourd’hui de réfléchir à la façon d’aller plus loin, en coupant une bonne fois pour toutes le cordon ombilical qui raccroche les licences libres à la propriété intellectuelle.

Jusqu’à une date récente, je pensais qu’une telle entreprise était vouée à l’échec, car je ne voyais pas comment trouver un autre fondement juridique auquel raccrocher les licences libres. Mais une proposition récente de licence Open Source applicable aux semences a montré qu’en réalité, on pouvait raisonner outside the box (voir le billet que j’ai écrit à ce sujet sur S.I.Lex). Le domaine des semences soulève des questions particulières, dans la mesure où le droit d’auteur n’est pas applicable à ce type d’objets, qui ne sont pas considérées comme des « oeuvres de l’esprit ». Les droits que l’on peut revendiquer sur des semences relèvent de la propriété industrielle (Certificats d’Obtention Végétale, brevets) et le dispositif est conçu de telle sorte qu’il est devenu très difficile pour les personnes qui voudraient mettre en partage des semences d’obtenir de tels titres de propriété. Le système s’est donc « protégé » en amont du hack que pourrait constituer le Copyleft appliqué aux semences, en le rendant quasiment « inconstructible » tant qu’on reste sur le terrain des droits de propriété intellectuelle. Mais les initiateurs du projet Open Source Seeds ont essayé de trouver une parade en se raccrochant à une convention internationale – le Protocole de Nagoya – qui reconnaît des droits sur les ressources génétiques au bénéfice de populations sans les relier au concept de propriété intellectuelle :

Le Protocole permet au détenteur souverain des droits sur une ressource génétique de définir les conditions de son utilisation à travers un accord préalable et sur la base de clauses définies par contrat. La perpétuation de ces règles est garantie par la documentation obligatoire accompagnant l’usage de ces ressources. En Europe de l’Ouest, le détenteur souverain des droits est généralement le détenteur de la ressource elle-même. Celui-ci est tout d’abord le sélectionneur à l’issue du processus de sélection végétale. A travers la possibilité ouverte par le Protocole de Nagoya qui permet au détenteur des droits sur la ressource génétique de définir ses conditions d’usage, la Licence Semence Libre peut être mise en œuvre. En cela, le protocole de Nagoya est un puissant levier dans la mise en place de la licence.

Si, en pratique, il n’est pas certain que cette nouvelle licence règle à elle seule tous les problèmes auxquels se heurtent les promoteurs des semences libres, elle repose néanmoins sur une intuition géniale et c’est la première fois, en tous cas, qu’une licence libre ne cherche plus à trouver appui sur la propriété intellectuelle.

On peut à présent se poser la question de savoir si la démarche est susceptible d’être élargie à d’autres objets que les semences, et notamment aux oeuvres de l’esprit relevant du champ du droit d’auteur. Si l’on adopte la même tactique, il faut se demander s’il existe des textes internationaux auxquels se raccrocher, susceptibles de conférer des droits sur des créations culturelles, indépendants de la propriété intellectuelle ? Or la réponse est oui : plusieurs traités internationaux, et notamment la Convention de l’UNESCO de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, ont en effet consacré la notion de « droits culturels », qui pourrait être ici utilement mobilisée.

On trouve en effet dans le texte de l’UNESCO, vierge de toute allusion à la propriété intellectuelle, plusieurs passages intéressants :

[…] la diversité des expressions culturelles, y compris des expressions culturelles traditionnelles, est un facteur important qui permet aux individus et aux peuples d’exprimer et de partager avec d’autres leurs idées et leurs valeurs.

[…] Dans le cadre de ses politiques et mesures culturelles […], chaque Partie peut adopter des mesures destinées à protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles sur son territoire.

Ces mesures peuvent inclure :

[…] les mesures qui visent à encourager les organismes à but non lucratif, ainsi que les institutions publiques et privées, les artistes et les autres professionnels de la culture, à développer et promouvoir le libre échange et la libre circulation des idées et des expressions culturelles ainsi que des activités, biens et services culturels, et à stimuler la création et l’esprit d’entreprise dans leurs activités.

Le dernier paragraphe me paraît très pertinent, car on pourrait l’utiliser pour créer une licence libre assise sur les droits culturels, et non sur la propriété intellectuelle, destinée à promouvoir « le libre échange et la libre circulation des idées et des expressions culturelles« . D’après la convention, un État a manifestement la faculté de mettre en place un tel instrument dans le but de favoriser la diversité culturelle. D’autres textes peuvent également être cités, qui sont venus préciser le contenu des droits culturels, comme la déclaration de Fribourg adoptée en 2007. Elle compte parmi les droits culturels celui d’accès et de participation à la vie culturelle impliquant :

la liberté de développer et de partager des connaissances, des expressions culturelles, de conduire des recherches et de participer aux différentes formes de création ainsi qu’à leurs bienfaits.

Rappelons aussi que les droits culturels ont aussi connu une première reconnaissance en France avec l’article 28 de la loi NOTRe et l’article 3 de la loi sur la liberté de création :

L’État, à travers ses services centraux et déconcentrés, les collectivités territoriales et leurs groupements ainsi que leurs établissements publics définissent et mettent en œuvre, dans le respect des droits culturels énoncés par la convention de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles du 20 octobre 2005, une politique de service public construite en concertation avec les acteurs de la création artistique.

Les débats restent vifs et complexes pour savoir quelle est la portée exacte de cette insertion des droits culturels dans la loi française, mais pourquoi ne pas considérer que l’État serait tenu à ce titre de reconnaître la validité d’une licence libre assise sur les droits culturels et non sur la propriété intellectuelle ? L’entreprise me paraît dans tous les cas valoir la peine d’être tentée.

Cela nous permettrait de disposer, non plus seulement de licences libres, mais de licences vraiment « libérées » pour reconstruire autour des droits culturels sa propre maison à la Culture libre.


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