Sauver Bernard-Henri Lévy malgré lui...
Justice au singulier - philippe.bilger, 18/09/2014
J'en veux à Bernard-Henri Lévy.
Depuis plusieurs mois, je m'étais promis de ne plus faire un sort à certaines de ses interventions tant écrites qu'orales et il me semble que j'avais tenu parole. Ce n'était pas trop difficile car cet intellectuel omniprésent, même s'il est infiniment contestable et que la contradiction l'affecte peu, fait partie de cette catégorie d'adversaires estimables malgré tout, estimés en dépit d'eux-mêmes. Ce n'est pas la même chose d'avoir une controverse avec lui ou avec, par exemple, Sihem Souid !
Il n'empêche, je ne devrais pas être seul à dominer mes pulsions et lui-même devrait mettre du sien pour faciliter cet exercice de maîtrise sur moi-même.
J'avais senti monter le danger, d'abord avec l'excellent entretien dont le questionnement de Vincent Trémolet de Villers lui avait offert l'opportunité (Le Figaro). Je n'avais pas jugé Bernard-Henri Lévy convaincant dans sa réponse sur la responsabilité politique qu'on pouvait lui imputer au regard de la situation chaotique voire désespérée de la Libye aujourd'hui. Ses variations sur Goethe - nous aurions le désordre sans l'injustice actuellement alors qu'on peut constater au contraire le cumul de ces désastres - et sur le fait que grâce à Nicolas Sarkozy et lui-même, la Libye ne subirait que le chaos alors que la Syrie pâtirait du chaos avec en plus le monstrueux Califat islamiste, ne me paraissent pas à la hauteur de sa dialectique habituelle. Il serait vain de lui reprocher de ne jamais se remettre en cause, de ne jamais penser contre soi : il ne l'a jamais fait ; il accomplirait à son encontre un crime de lèse-majesté.
On aurait pu espérer tout de même de sa part, alors qu'il a eu une influence directe et opératoire sur l'ancien président Sarkozy pour cette catastrophe de 2011, une contrition de bonne foi, une repentance même de pure forme. Car un intellectuel qui fait plus que conseiller le Prince, qui le met en mouvement, doit encourir les mêmes foudres que ce dernier en cas d'échec grave. Et celui-ci est éclatant en Libye, la comparaison entre hier et aujourd'hui est suffisamment éclairante sur ce plan (Europe 1, mon Parti pris avec Patrick Roger).
La coupe a débordé sur France Info le 17 septembre quand Bernard-Henri Lévy a été l'invité de la journée de cette radio revivifiée dans la rubrique : Un monde d'idées, sous l'honneur insigne de l'appellation d'être un "défricheur d'avenir". A mon sens, il l'est bien moins qu'un vibrion brillant du présent mais là n'est pas l'essentiel.
Tard dans la soirée, sans doute fatigué, Bernard-Henri Lévy a répété, face à un Olivier de Lagarde remarquable - n'abusant pas des flatteries médiatiques, je dois être cru - sa même antienne sur la Libye. Les auditeurs n'avaient aucune raison d'être davantage convaincus qu'à la lecture de l'entretien du Figaro. Devant les ruines, j'ai le regret de devoir le souligner : le même contentement de soi.
Mais le comble a été atteint quand il s'est agi de Marine Le Pen, du Front national et de leurs électeurs. Certes je ne méconnaissais pas l'hostilité de Bernard-Henri Lévy à l'égard de ce parti et de sa présidente et je peux parfaitement la comprendre dès lors qu'elle ne vise pas à dénier aux journalistes le droit d'informer.
Qu'on en juge. Bernard-Henri Lévy avait reproché à certaines radios et notamment France Info, d'avoir diffusé le fait que si le FN se trouvait un jour en position d'exercer le pouvoir, Marine Le Pen accepterait de cohabiter avec le président de la République. Il déplorait qu'on ait ainsi fait apparaître comme plausible ce qui était inconcevable.
Il a renouvelé ce grief face à Olivier de Lagarde qui, dans une passe d'armes courtoise mais vigoureuse a su évidemment lui damer le pion en lui rappelant que le métier de journaliste imposait des devoirs et en particulier celui de ne pas laisser sur la touche démocratique et médiatique la représentante de quelque 25% de l'électorat, et donc d'informer à son sujet.
Je n'ai pas reconnu Bernard-Henri Lévy dans sa réplique. En général il n'est jamais étranger à une forme de rationalité. Quelle surprise de l'avoir entendu totalement s'égarer : les journalistes avaient le devoir d'inviter Marine Le Pen mais le droit - on saisissait que pour lui il s'agissait d'un devoir - de lui opposer que son programme était "nul".
Cette réflexion est tellement absurde qu'elle pourrait prêter à sourire si elle n'émanait pas de quelqu'un que les médias s'arrachent sans prendre garde au fait qu'ils amplifient ainsi un narcissisme et une surabondance, qu'ils feignent bien sûr de dénoncer tête reposée et l'intéressé absent.
Que signifie cette dernière foucade, brutalement interprétée ? Qu'on doit convier Marine Le Pen au nom de la démocratie mais la contredire au nom de Bernard-Henri Lévy !
Les électeurs du FN, pour lui, "savent ce qu'ils font" et il y a là une totalité malfaisante, Marine Le Pen comprise, qui appelle moquerie et indignation.
Je ne parviens pas à me résoudre, encore moins de la bouche d'un intellectuel qui a beaucoup de pouvoir, qui dispose de tant de relais, qui est sollicité, courtisé, montré dans le mondain comme dans le conceptuel, qui, avec ces privilèges, devrait se garder de toute arrogance, à ce verbe et à ces appréciations condescendantes, méprisantes. C'est une faiblesse insigne de la supériorité, quand elle n'est pas que celle du mérite et du talent, d'adopter une posture aussi médiocre, aussi vaniteuse. Celui qui abaisse, c'est qu'il est bas, a écrit Henry de Montherlant.
Je n'oserais lui faire ce grief.