Le pluralisme jusqu'à la nausée ...
Justice au singulier - philippe.bilger, 7/09/2014
On a rarement connu en France un tel climat. Moins une crise - il y a encore de l'intensité, de l'espoir dans celle-ci, des sursauts - qu'un état général de délitement, un découragement qui semble accabler le pouvoir certes mais aussi, par contagion, ceux qui y aspirent. Une immense confusion, une effervescence illisible, un horizon bouché.
Je ne pensais jamais, moi qui ne supporte pas qu'on porte atteinte à la liberté d'expression en toutes ses manifestations, qu'un jour je ressentirais comme une nausée devant la masse d'informations, d'explications, d'opinions, de points de vue, de polémiques, de controverses, d'injonctions, de trahisons, de paradoxes, d'injonctions et de dénonciations, jetée à foison vers les citoyens par le gouvernement, les partis, les médias, internet, les blogs, Twitter, la communication spontanée, sauvage ou maîtrisée (Le Parisien, le Monde, le Figaro).
Qu'on en juge.
Huit Français sur dix ne désirent pas que François Hollande soit candidat en 2017, les Français veulent Alain Juppé mais l'UMP Nicolas Sarkozy qui ferait moins bien que le premier face François Hollande et à Marine Le Pen, Christian Estrosi s'est cru De Gaulle et lui aussi a lancé son appel mais politicien le 7 septembre de Nice, le Premier ministre aime l'entreprise et les socialistes mais éprouve du dégoût face à ce qui se passe, le président de la République est infiniment bas dans les sondages et Manuel Valls n'y est guère flamboyant, le secrétaire d'Etat Thomas Thévenoud ne dure que huit jours mais il est seulement négligent, pas fraudeur, Najat Vallaud-Belkacem est vilipendée alors que nouveau ministre de l'Education nationale, elle n'a encore rien pu faire, et satisfait un Français sur deux puisqu'elle n'a encore rien fait, Christiane Taubira, qui est "un marqueur de gauche", continue à assumer avec un sourire éclatant et un irrésistible contentement de soi le fait qu'elle est une mauvaise ministre mais une femme adulée par beaucoup de femmes, il y a de l'agitation et de la controverse à gauche mais les frondeurs, pour rien au monde, ne vont mégoter leur confiance au gouvernement car une dissolution verrait fondre le groupe parlementaire socialiste comme neige au soleil, l'opposition classique est persuadée de gagner les prochaines élections mais hors de question de cohabiter avec François Hollande, l'UDI et le FN, eux, sont prêts à le faire, le FN, pour 2017, dans toutes les enquêtes d'opinion et, pire, dans les pronostics de l'ensemble des partis, serait en tête au premier tour et Manuel Valls le décrète "aux portes du pouvoir", Jean-Luc Mélenchon ne se tait pas, demeure animé d'un mépris inextinguible à l'encontre du président mais s'est réconcilié avec Pierre Laurent - le premier veut fédérer le peuple et le second unir la gauche -, ce talentueux et insupportable tribun exige rien de moins qu'une VIè République avec l'instauration d'un référendum révocatoire, Olivier Besancenot rare, âpre et qui ne doit pas se désespérer de l'éclatement de la gauche molle qu'il vomit, le président courageusement social-démocrate - un affront au socialisme pur et dur - dit que la fonction présidentielle doit être respectée mais omet d'ajouter qu'elle a le devoir d'être respectable, la belle idée de la réforme territoriale, malgré André Vallini, s'enlise, le président, c'est triste, dégrade tout ce qu'il touche, la France est dans le rouge, tous les indicateurs sont mauvais mais on continue, il faut bien, de nous ressasser qu'elle est une grande puissance, de l'étranger François Hollande affirme qu'il aime les pauvres et qu'il ira au bout de son mandat, heureusement le pouvoir ne fait plus de promesses sur la baisse du chômage et le retour de la croissance car le réel les a rendues ridicules, Bernard-Henri Lévy persiste à être un boute feu avec la vie des autres, abandonne François Hollande et se fait le chantre de Nicolas Sarkozy, il ne regrette rien pour la Lybie qui est à feu et à sang et cumule, contrairement à ce qu'il a prétendu, à la fois "l'injustice et le désordre", Noah, Ruquier et Josiane Balasko se détournent du président qui les a déçus mais la terre démocratique n'a pas tremblé, François Hollande a engagé la France au Mali et en Centre Afrique et ce n'est sans doute pas fini, on suspend l'exécution d'un contrat, pour un premier Mistral, avec la Russie, Obama est faible mais son emprise sur l'Europe, dont les menaces font rire Poutine, et la France demeure trop forte, Jacques Attali, avec un ton condescendant et impérieux, chez Frédéric Taddéï nous rassure en soutenant que les initiatives individuelles, partout dans le monde, se multiplient et que le seul devoir de l'état est de les favoriser, Michel Onfray continue à faire cavalier seul et il n'a pas à rougir de ses prises de position et de sa démolition de Sade, Alain Finkielkraut débat toujours autant mais avec comme une retenue académicienne, on révèle que Medhi Nemmouche a été le geôlier, en Syrie, de certains otages occidentaux sans prendre garde au fait qu'il aurait été nécessaire de se taire encore, Valérie Trierweiler connaît un énorme succès d'édition avec un livre indécent qui fait passer une boutade, une expression formulées dans le privé pour une ligne anti- sociale, François Hollande est au fond du trou, les vrais-faux retours de Nicolas Sarkozy lassent même la jeunesse UMP, il pleut sur François Hollande comme sur la France mais jusqu'ici tout va bien.
Cette accumulation médiocrement "célinienne", délibérément fourre -tout, n'a pour but que de tenter de décrire la profusion qui dans tous les sens écartèle le citoyen et le désespère aujourd'hui plus qu'elle ne l'enrichit.
Comme ce chaos, ce désordre seraient riches, stimulants, bienfaisants si dans notre espace démocratique, dans ce champ où la République est invoquée aussi mécaniquement qu'elle est peu servie et honorée pratiquement, une voix était assez légitime pour dire stop, une personnalité, un pouvoir étaient assez exemplaires pour, derrière l'erratique de la quotidienneté, les mille rumeurs de la société et la dégringolade injuste du politique dans l'estime publique, nous montrer la voie, nous dégager le sens, nous laisser espérer un destin, des intellectuels étaient à la fois assez lucides et assez modestes pour aider à la compréhension d'un monde qui nous échappe précisément parce qu'il se laisse apparemment aisément appréhender sous de multiples facettes, les plus dérisoires comme les plus graves.
Mais personne qui sache dégager le chemin. Qui se sorte, nous sorte de l'ordinaire. Qui ait de la classe, discuté peut-être mais respecté, donnant de nous une image dont nous puissions être fiers qu'il l'incarne, quelles que soient les guerres civiles et idéologiques permanentes dont la France a besoin comme d'une drogue.
Le pluralisme jusqu'à la nausée.
Et j'ajoute ma pierre, très modestement, à cet amas. Aussi innocent, aussi coupable que tous les autres. En craignant cette incongruité, cette ironie de l'Histoire d'un François Hollande vainqueur en 2012 à cause de Nicolas Sarkozy mais rendant possible, grâce à lui, son retour en 2017 !
Mais il pourrait y avoir de la lumière malgré cet enchevêtrement, sous l'épaisseur, dans cette anarchique surabondance.
Mais qui la fera advenir, qui en sera digne ?