Michel Onfray a-t-il craché sur les morts de Paris ?
Justice au Singulier - philippe.bilger, 23/11/2015
Benoît Rayski a accusé Michel Onfray, le 19 novembre et dans une charge cinglante, "d'être l'homme qui crache sur les morts de Paris" (Atlantico).
Le philosophe est mon ami mais je n'ai jamais eu de difficulté pour distinguer le champ intellectuel de la chaleur humaine. Je suis persuadé que lui-même se sentirait offensé si à cause de la seconde j'en venais, pour tout ce qu'il pense, écrit et exprime, à une adhésion inconditionnelle.
Précisément, parce que je ne lui ai jamais intenté de procès absurdes et qu'au contraire, à ma place modeste, je l'ai défendu contre des attaques odieuses qui en faisaient un suppôt du Front national, je me sens le droit au moins de mettre en question son point de vue après les terrifiants massacres du 13 novembre.
Dans sa cinquième vidéo de revendication des attentats de Paris, le groupe Etat islamique (EI) a publié, le 21 novembre, des extraits d'interviews de Michel Onfray dont un où il appelle à "cesser de bombarder les populations musulmanes sur la totalité de la planète". "On est toujours instrumentalisé par tout le monde", a-t-il vite réagi (I Télé).
Dans un profond et dérangeant entretien mené par Sébastien Le Fol dans Le Point, le philosophe avait déclaré, le 19 novembre, que la France "doit cesser sa politique islamophobe".
Par un tweet du 14 novembre, Michel Onfray avait transmis ce message : "Droite et gauche, qui ont internationalement semé la guerre contre l'islam politique, récoltent nationalement la guerre de l'islam politique".
On devine comme ces prises de position ont bouleversé alors que Paris et la France tout entière étaient sous le coup d'une émotion et d'une douleur indicibles depuis l'horrible soirée du 13 novembre.
On ne peut qu'inviter à prendre connaissance des contributions de ce philosophe à cet immense et éprouvant débat aussi bien sur le plan national qu'international. Michel Onfray argumente, précise, justifie, réplique mais tient son cap et ne recule pas.
Au risque d'être sommaire, je résume.
"...Ce qui a eu lieu le 13 novembre est certes un acte de guerre mais il répond à d'autres actes de guerre dont le moment initial est la décision de détruire l'Irak de Saddam Hussein par le clan Bush et ses alliés il y a un quart de siècle...Le premier agresseur est occidental, je vous renvoie à l'Histoire, pas à l'émotion...Il s'agit de George Bush...C'est en effet une guerre de civilisations. Mais le politiquement correct interdit qu'on le dise depuis que Samuel Huntington en a excellemment fait l'analyse en 1993...La France dispose d'une identité nationale qu'on voit d'autant plus volontiers quand l'identité islamique la met en lumière dans le contrepoint historique du moment...Je suis en effet partisan d'une remise à plat totale de la politique étrangère française...Je ne fais pas du tout confiance à François Hollande pour surmonter cette nouvelle épreuve".
Qui oserait une posture péremptoire pour aborder ces problématiques où les experts dignes de ce nom se perdent parfois et souvent se contredisent ?
Michel Onfray nous incite "à sortir du temps court du journaliste" pour nous enrichir avec "le temps long du philosophe qui vit de réflexion", et non pas d'émotion. Mais la réflexion qui est nécessaire, même pour le journaliste, doit-elle interdire au philosophe de tenir compte du fait que l'Histoire et la politique sont imprégnées de souffrances, de tragédies et que la rationalité sur laquelle il croit pouvoir exclusivement se fonder est un leurre ?
Enfermer le débat sur l'EI et l'Occident dans un champ aussi simple, voire simpliste que celui de la guerre contre l'Irak de Saddam Hussein en 2002 et d'un terrorisme qui aurait été explicable à Paris parce qu'il n'aurait été qu'une riposte et quasiment une légitime défense me semble tout de même un peu court comme si une multitude d'événements, pour certains à l'enseignement équivoque, n'étaient pas venus s'intercaler entre cette source et cette terrible et aveugle réaction.
On perçoit, de la part de Michel Onfray, une volonté forcenée, que son intelligence doit elle-même juger abusive, d'établir à toute force une équivalence absolue entre l'Occident et ses méfaits et l'EI et ses horreurs, entre les destructions opérées par le premier et les saccages culturels délibérés perpétrés par le second, entre les malfaisances de l'un et les crimes toujours prémédités de l'autre.
Ce désir d'égalité laisse croire à une normalisation, comme si l'EI appartenait à un univers proprement politique, comme les pays qui le combattent, et qu'un processus de paix serait envisageable entre eux parce qu'au fond ils relèveraient d'un espace social, intellectuel, culturel, politique et religieux homogène.
Est-il besoin de rappeler que "l'universalité de la religion musulmane(...)impose une obligation qui doit durer jusqu'à ce que le monde entier ait rallié la foi musulmane ou se soit soumis à l'autorité de l'Etat islamique. Jusqu'à ce moment le monde est partagé en deux : la maison de l'islam et la maison de la guerre" (Selon Bernard Lewis cité par Alain Finkielkraut, le Figaro) ?
De ce clivage qui justifie l'islam dans la guerre qu'il mène et qui d'emblée ne nous situe plus dans le registre des affrontements classiques, Michel Onfray n'ignore rien puisqu'il tient à nommer correctement l'adversaire : "la frange radicale et politique de l'islam salafiste", la plus accordée à cette vision s'assignant pour but ultime, par la guerre, de faire de la maison de l'islam la maison universelle.
Il le sait d'autant plus que lors des dernières semaines, avec courage et des empoignades mémorables, il n'a pas hésité à mettre en évidence la part sombre, violente et furieuse du Coran. Comment, dans ces conditions, consent-il à se voiler l'esprit en constituant l'EI comme un partenaire à part entière et non pas comme l'ennemi irréductible de ce à quoi nous tenons plus que tout, et lui le premier ? Bien plus que la démocratie : l'honneur d'être homme, femme, libres et sans appétence pour la mort de tous les autres décrétés indignes.
Michel Onfray, excellemment questionné par Sébastien Le Fol, sent la faiblesse de sa position puisqu'il ne répond pas à l'interrogation centrale formulée ainsi : "Même sans une intervention en Syrie, ne pensez-vous pas que Daech aurait frappé la France ?"
Il me semble qu'on atteint le comble de la naïveté, qui n'est pourtant pas la caractéristique essentielle de son esprit, quand Michel Onfray, rêvant d'un désengagement général de son pays, n'hésite pas à suggérer : "Une trêve pourrait alors être signée entre l'EI et la France pour que son armée dormante sur notre territoire pose les armes". On a l'impression, à le lire, qu'il s'agit de la guerre d'Algérie et qu'on pourrait s'orienter vers des accords d'Evian !
Il s'agit d'un pacifisme non pas bêlant, parce que ce serait lui faire injure, mais totalement déconnecté de l'impérialisme sanglant et atypique d'un EI qui, depuis le 24 mai 2014, a tout de même commis huit attentats dans différents pays, dont le nôtre le 13 novembre 2015.
Il n'empêche qu'un Michel Onfray jette toujours quelques pépites sur son chemin. Il n'a pas tort de souligner "qu'il y a chez les Français une ferveur sans objet...et qu'il nous faudrait une grande politique dont la France a désormais besoin". Mais, à l'évidence, celle qu'il propose avec une sorte de provocation jubilatoire ne serait pas de nature à permettre de nous regarder avec honneur dans la glace républicaine.
L'émotion n'est pas bonne conseillère, j'en ai conscience. Si Michel Onfray peut être suivi quand il se moque des mièvreries collectives compassionnelles et impuissantes, je ne suis pas sûr d'aimer, en revanche, la sécheresse avec laquelle il passe sous silence le sang, les morts et les horreurs alors que, selon mon expérience de sa personne, il n'y a pas d'être plus sensible que lui. Mais on comprend qu'il faut laisser toute la place "au philosophe et à la réflexion" !
Les aberrations de Michel Onfray ne sont jamais vaines. Il considère que son rôle est de troubler, d'agiter et de mettre de la pensée dans les plaies, quitte à les exacerber. Il a de l'audace : ce n'est pas rien de tweeter, de parler et d'écrire comme il ose le faire depuis le 13 novembre. Mais trop tôt, trop vite. Il aurait dû laisser s'écouler un délai de décence.
Au fond, au lendemain de tels désastres, qui ont fait surgir des noblesses et des résistances inouïes, il ne nous faut que des Bruckner.
Plus tard, bien plus tard, les Onfray pourront survenir. Même s'ils ont tort.
Michel Onfray n'a pas craché sur les morts de Paris. Pire : il les a oubliés.