Survivre dans les ruines (numériques) du capitalisme
– S.I.Lex – - calimaq, 6/11/2018
Hier, on a appris que la plateforme de partage de photographies Flickr va changer son modèle économique d’une manière manière assez brutale. Alors qu’elle offrait jusqu’à présent un téraoctet de stockage gratuitement à ses utilisateurs, elle resteindra à partir de janvier prochain les comptes de base à 1000 photographies, limite au-delà de laquelle il faudra souscrire à son offre payante. Pour appuyer cette annonce, Flickr prévient aussi qu’à compter du mois de février, les photographies surnuméraires seront supprimées sur les comptes dépassant ce seuil, en commençant par les plus anciennes.
Un tel revirement est la conséquence directe du rachat de la plateforme par la société SmugMug en avril dernier et il marque une nouvelle étape dans la lente agonie qui frappe depuis plusieurs années ce site pourtant emblématique de la grande époque du « Web 2.0 ». Flickr avait déjà été racheté une première fois en 2005 par Yahoo, qui en avait d’abord pris soin comme l’un des plus beaux bijoux de sa couronne, avant de le laisser peu à peu péricliter à mesure que la compagnie subissait des déconvenues. Yahoo s’est d’ailleurs comporté à chacun de ses rachats comme un alchimiste fou transformant l’or en plomb : ce fut le cas avec le service de bookmarking Delicious, racheté puis fermé en 2010 et la plateforme de microblogging Tumblr, acquise en 2013 pour plus d’un milliard de dollars, est aujourd’hui dans un piteux état, alors qu’elle fut un des lieux les plus emblématiques de la culture numérique.
Finalement, après avoir saccagé tant de sites, la compagnie Yahoo a fini par devenir elle-même une de ces « ruines numériques » que l’opérateur de télécom Verizon a racheté en juin de l’année dernière. Sic transit gloria mundi à l’ère du capitalisme numérique…
La fin du rêve de « l’hybride juste »
Certes, le changement de modèle économique impulsé par SmugMug n’est pas forcément une mauvaise chose pour Flickr, car cette nouvelle offre payante vise à remplacer le modèle publicitaire lié aux comptes gratuits privilégié par la plateforme jusqu’à présent. Mais la transition va sans doute aussi provoquer au passage la destruction de centaines de milliers de photographies, sacrifiées unilatéralement par une entreprise sur l’autel de sa stratégie commerciale.
A une époque pas si lointaine, Flickr avait pourtant soulevé certains espoirs. Lawrence Lessig, le père des licences Creative Commons, pensait que cette plateforme avait le potentiel de devenir ce qu’il appelait un « hybride juste », à savoir une compagnie commerciale s’appuyant sur les dynamiques de partage entre internautes pour créer une synergie mutuellement bénéfique (voir la vidéo ci-dessous). Avec le recul, on se rend compte que cette promesse de « l’économie du partage » ne s’est pas réalisée : elle a même engendré certains des monstres les plus problématiques avec lesquels nous nous débattons aujourd’hui, comme Uber ou AirBnB.
Flickr s’est pourtant approché sérieusement de cet idéal de « l’hybride juste », en étant l’un des premiers grands sites à permettre à ses utilisateurs de placer leurs photographies sous licence Creative Commons (ce qui évitait leur appropriation exclusive par la plateforme). Ce choix fait encore aujourd’hui de Flickr l’espace hébergeant le plus grand nombre d’oeuvres partagées au monde (415 millions de photos sous CC, soit plus de 10 fois plus que sur Wikimedia Commons…) et avec le projet Flickr The Commons, elle a aussi permis à de nombreuses institutions patrimoniales de diffuser des trésors du domaine public numérisés.
Pour Lessig, Flickr incarnait la possibilité d’une rencontre entre la culture libre (Free Culture) et le marché libre (Free Market), mais ce rêve paraît aujourd’hui s’éloigner à grand pas. S’en remettre à un acteur centralisé et lucratif pour lui confier une partie de nos vies numériques, c’est fatalement courir le risque – même s’il paraît au premier abord « vertueux » – qu’il soit un jour racheté par plus gros que lui avec l’intention de l’essorer pour en tirer plus de profit quitte à devoir changer brutalement les règles du jeu.
Sur Internet aujourd’hui, peut-être qu’un site comme Vimeo incarne encore dans une certaine mesure ce que Lessig entendait par un « hybride juste », mais les seuls acteurs ayant réellement réussi à échapper à ce cycle infernal des rachats sont ceux qui se sont structurés comme des Communs numériques, ne pouvant plus être « capturés ». En plaçant leurs contenus sous licence libre et en abritant leurs infrastructures dans le giron de fondations, des projets comme Wikipédia, Internet Archive ou OpenStreetMap ne peuvent tout simplement pas être rachetés, quand bien même Google ou Apple allongeraient des milliards pour cela. Une autre stratégie de résilience peut consister à renoncer à la centralisation en passant par une fédération de serveurs, comme dans les projets Mastodon ou Peertube, dont la pulvérisation en une myriade d’instances rend également impossible la capture par rachat.
N’avoir rien à vendre est finalement la meilleure protection des droits des utilisateurs, mais ces Communs numériques ne sont alors justement plus ces « hybrides » que Lawrence Lessig appelait de ses voeux.
Des pixels aux champignons…
Le titre de ce billet est une allusion à celui du livre de l’anthropologue Anna Lowenhaupt Tsing : « Le Champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme». Dans cet ouvrage, l’auteure décrit les filières économiques complexes empruntées par un champignon rare, le matsutake, prisé par les japonais comme peuvent l’être chez nous les truffes. Il a cependant quasiment disparu de l’archipel nippon et les marchands doivent à présent l’importer très loin depuis la Chine, la Finlande ou les États-Unis. Or ce champignon a la particularité de pousser dans des forêts « ruinées », là où des pins remplacent les feuillus surexploités par la sylviculture industrielle.
Ce que montre Anna Tsing dans son livre est très ambivalent : d’un côté, elle décrit comment des espaces dévastés par le capitalisme jouent aux USA le rôle de refuge pour des populations précaires, comme des réfugiés asiatiques et des vétérans de guerre, qui arrivent à y trouver un moyen de subsister – et même une certaine liberté – grâce à la cueillette du matsutake. Mais de l’autre, elle explique également comment le capitalisme parvient encore à extraire de la valeur à partir de ces marges, par le biais d’un mécanisme de marchandisation qu’elle désigne par le nom d’«accumulation par captation».
Ce processus de prédation paraît en réalité avoir une portée bien plus générale que le cas de cet étrange champignon. Il est également à l’oeuvre dans les villes, où les friches industrielles constituent des lieux intermédiaires abritant des alternatives tout en concourant souvent dans le même temps à la gentrification et à la spéculation immobilière. Et sur Internet, on voit également comment les dépouilles numériques des grands sites déchus peuvent encore faire l’objet de rachats successifs, permettant d’en extraire les dernières bribes de valeur.
Même le forum 4chan, la mythique « poubelle du web » (qui fait quelque part penser aux marginaux des forêts décrits par Anna Tsing) a fini par être racheté… par une entreprise japonaise !
Sortir de la spirale schumpéterienne ?
Sur Mediapart, Romaric Godin écrivait récemment ceci à propos de la fameuse « destruction créatrice » de Schumpeter :
L’abstraction des rapports marchands est devenue telle que, désormais, la valeur vient de la destruction même de la valeur. Schumpeter est ici pris de court : sa destruction créatrice tant prisée par les décideurs d’aujourd’hui supposait que ce qui, n’ayant plus de valeur, était détruit devait être remplacé par une production nouvelle contenant davantage de valeur. La nouvelle destruction créatrice tient à ce que, désormais, le produit détruit vaut lui-même plus que ce qui le précède.
Ce paragraphe s’applique parfaitement à une entreprise comme Yahoo, capable de racheter une fortune des sites simplement pour les laisser péricliter. Cela peut paraître dénué de sens, mais l’absurde est le propre d’une économie soumise à la folie spéculative. Est-il possible en revanche d’envisager une sortie de cette spirale délétère pour renverser la situation en « profitant » – à l’instar des cueilleurs de matsutaké – de ces ruines du capitalisme numérique pour créer des espaces de liberté ?
C’est un processus qui s’est déjà produit, au moins une fois, il y a déjà longtemps. Au milieu des années 90, le navigateur Netscape était un outil incontournable pour les premiers internautes qui surfaient sur le Web. Mais Microsoft utilisa la position dominante que lui offrait son système d’Exploitation Windows pour supplanter Netscape par son propre navigateur, Internet Explorer. Cela finit par entraîner la faillite de la société et l’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais celle-ci choisit en 1998 de libérer le code source de Netscape afin qu’il ne disparaisse pas avec elle. Ce qui aurait pu finir comme une ruine dans le paysage numérique forma la base à partir de laquelle le navigateur Open Source Firefox fut bâti par la fondation Mozilla.
L’an dernier, Mozilla a d’ailleurs montré que le rachat pouvait aussi jouer (pour une fois) dans le sens des Communs numériques. La branche commerciale du projet a en effet racheté le service de marque-pages Pocket pour l’intégrer aux fonctionnalités de son navigateur. En voyant un tel exemple, on se prendrait à rêver que le mouvement des Communs se dote des moyens de racheter des sites en perdition avant leur fermeture afin d’en libérer le code. Cela éviterait ce qui s’est passé cette année avec le service de curation Storify, qui a mis la clé sous la porte en abandonnant ses utilisateurs et dont l’association Framasoft essaie de ressusciter depuis un clone libre sous le nom de Framastory.
Une autre piste pourrait consister en le rachat des sites par leurs utilisateurs eux-mêmes afin de les transformer en coopératives. C’est un projet qui a été envisagé pour Twitter l’an dernier, lorsque les rumeurs de rachat allaient bon train à la faveur d’une mauvaise passe financière traversée par le réseau social. Plutôt que de voir le site à l’oiseau bleu tomber dans l’escarcelle de Disney ou de Verizon, Nathan Schneider – un des théoriciens du coopérativisme de plateformes – avait proposé de lancer un crowdfunding géant afin de rassembler la somme nécessaire à un rachat par les utilisateurs. La tentative n’a pas été couronnée de succès, mais elle a eu au moins le mérite de montrer qu’une autre porte de sortie était peut-être envisageable pour les plateformes en perdition, plutôt que l’absorption par de plus gros poissons.
L’horizon de la propriété d’usage
Passons à nouveau du numérique au matériel : cette stratégie de rachat du coopérativisme de plateformes me fait penser à d’autres propositions, émises notamment par Frédéric Lordon en faveur de l’instauration d’un droit de préemption des salariés pour leur permettre de racheter leur usine en cas de fermeture ordonnée par les actionnaires. Cela reviendrait pour lui à investir une tactique « interstitielle », remplissant par des alternatives les vides laissés derrière lui par la propension du capitalisme à produire des ruines :
il y a pas mal à gagner, et à faire croître, depuis les interstices. On peut, par exemple, imaginer, dans l’état actuel des structures politiques (et moyennant bien sûr les conditions de majorité appropriées), une disposition législative simple et peu coûteuse, qui établirait un droit de préemption des salariés sur leur entreprise en cas de dépôt de bilan, ou sur leur site en cas de fermeture. La propriété privée des moyens de production, dont le capital se déclare désintéressé par la fermeture même, est aussitôt convertie en propriété d’usage, à la disposition du collectif des salariés – ou plutôt des ex-salariés puisque, précisément, la production reprend, mais sous de tout autres rapports sociaux que ceux du capitalisme.
[…] Si la révolution qui abat tout d’un coup est hors de portée, le goutte-à-goutte des fermetures, lui, est bien réel, continu, et il peut être le support d’un début d’alternative anti-capitaliste qui, pour ainsi dire, cheminerait en creusant le capitalisme de l’intérieur. Si on veut, on pourrait appeler ça aussi : baiser le capital dans son sommeil.
Cette idée de propriété d’usage se substituant à la propriété lucrative lorsque celle-ci lâche sa proie existe aussi pour les ressources numériques. C’est par exemple l’idée sous-jacente aux abandonware, ces « logiciels abandonnés » – souvent des jeux vidéo – que des fans maintiennent et continuent à utiliser lorsque l’entreprise qui les a initialement développés a disparu. Juridiquement, la légalité de ces pratiques est douteuse, car même une fois l’éditeur original disparu, son copyright persiste, mais les utilisateurs font prévaloir un droit d’usage qu’ils estiment légitime. Ils « occupent » (et s’occupent) du code comme des ouvriers occupent leur usine pour empêcher sa fermeture.
Mais cette logique de la « propriété d’usage » peut parfois prévaloir jusque dans le droit. Ainsi a-t-on appris la semaine dernière que le Copyright Office des États-Unis avait décidé d’adopter une exemption spéciale afin d’autoriser le crackage des DRM sur des jeux en ligne abandonnés lorsque cet acte est effectué dans le but de les préserver. Cela va sans doute permettre à des fans de réaliser un de leurs rêves : pouvoir archiver les univers persistants des MMORPG qui sont menacés de destruction lorsque les entreprises qui les proposent mettent la clé sous la porte.
L’Appetit For Destruction du capitalisme numérique n’est donc pas forcément une tragédie inéluctable et peut-être verra-t-on regermer sous d’autres formes ce qui dort aujourd’hui dans les ruines de pixels…