Zyed et Bouna : dix ans de colère à la barre
Chroniques judiciaires - Pascale Robert-Diard, 19/03/2015
S’il devait y avoir une raison, une seule, qui justifie la tenue de cette audience publique, elle a été donnée, jeudi 19 mars, par les plaidoiries des deux avocats des parties civiles. Par les voix de Mes Emmanuel Tordjman et Jean-Pierre Mignard, dix ans de colère se sont exprimés à la barre du tribunal correctionnel de Rennes. Dix ans pendant lesquels ils ont porté à bout de bras une attente, celle des familles des deux adolescents morts électrocutés dans un transformateur EDF de Clichy-sous-Bois le 27 octobre 2005, et une certitude, celle que ce drame ne pouvait pas, ne devait pas, rester sans explication dans un Etat de droit. Pour ceux qu’ils défendent d’abord, mais au-delà, pour l’ensemble de la société française à laquelle ils appartiennent.
Il faut avoir entendu plaider Me Tordjman pour mesurer la puissance que donne la conviction quand elle se nourrit de rage et s’appuie sur la rigueur. Cette conviction, il l’a résumée d’une formule : « Nous estimons que, dans ce dossier, la conception de la fonction policière a été dévoyée », avant d’en apporter méthodiquement une démonstration. « Ce dossier, ce sont des enfants qui courent parce qu’ils voient la police et la police qui court parce qu’elle voit des enfants courir. Et la réalité de ce pays dans certains quartiers, c’est que le fait que l’on court quand on voit la police devient une infraction pénale », a-t-il observé, en rappelant qu’aucun délit n’a été reproché aux six adolescents interpellés ce jour-là dans les rues de Clichy-sous-Bois après une course-poursuite avec les policiers.
Tout au long de sa plaidoirie – ou plus justement dit de son réquisitoire, puisque la partie civile demande une condamnation que l’accusation ne porte pas – Me Tordjman a opposé, d’un côté, l’implacable logique policière qui veut interpeller coûte que coûte et de l’autre, la peur des adolescents qui sont poursuivis. « Si Zyed et Bouna se cachent dans le transformateur, c’est parce qu’ils sont convaincus que les policiers vont entrer dans la centrale EDF », a-t-il affirmé. Or, a-t-il souligné, « un gardien de la paix, un fonctionnaire de police, doit d’abord assurer la sécurité des personnes, qu’elles soient des délinquants ou, comme dans ce cas, qu’elles n’aient rien fait ».
« L’indifférence coupable des fonctionnaires de police »
Et c’est au regard de cette priorité à la sécurité que Me Tordjman a ensuite analysé l’attitude qu’a eue ce soir-là le policier Sébastien Gaillemin, poursuivi pour « non-assistance à personne en danger ». Il l’a replacé au moment précis où, venu en renfort de ses collègues de la BAC qui poursuivent les adolescents dans le cimetière de Clichy-sous-Bois, il voit deux silhouettes escalader un grillage et annonce à deux reprises sur les ondes de la radio de la police qu’ils « sont en train d’enjamber pour aller sur le site EDF ». « Un policier qui voit s’approcher des enfants d’un site EDF doit prévenir le risque. Et que fait Sébastien Gaillemin à ce moment-là ?, tonne Me Tordjman. Il s’agenouille, il baisse sa radio, il veut de la discrétion. C’est lui le professionnel ! Il devait alerter, et au lieu de cela, il choisit le silence. »
Le silence encore, c’est ce qu’il reproche au policier lorsqu’il va ensuite se placer devant la porte de la centrale EDF, grimpe sur une poubelle pour voir s’il aperçoit les adolescents. « Que fait-il ? Il fait le guet ! S’il avait crié : “mais attention, vous êtes fous ! C’est dangereux, on appelle les pompiers, on appelle vos parents”, s’il avait dit ça, on n’en serait pas là ! » Pour l’avocat, Sébastien Gaillemin fait alors un « choix », qui est l’expression d’une « volonté » : « Il veut interpeller, il ne veut pas sauver. C’est cela qui caractérise l’abstention volontaire alors que le péril est imminent et réel. L’indifférence coupable des fonctionnaires de police, voilà le dossier ! », conclut Me Tordjman.
Dans la voix de Me Mignard qui lui succède à la barre, c’est d’abord l’émotion qui l’emporte lorsqu’il évoque sa première rencontre avec les familles des victimes, leur « humiliation » et leur « torrent de larmes ». Sa démonstration faiblit lorsqu’il s’écarte du dossier pour dénoncer le comportement des autorités politiques de l’époque, en évoquant longuement Nicolas Sarkozy ou Dominique de Villepin – ce procès, avait prévenu le président Nicolas Léger en ouvrant l’audience, lundi 16 mars, « n’est ni celui des émeutes de 2005, ni celui des interventions politiques des uns et des autres sur ces événements » –, mais elle regagne en intensité lorsqu’il place le tribunal face à l’un des enjeux majeurs du jugement qu’ils vont devoir rendre.
« Nous ne vous haïssons pas »
À l’adresse des deux prévenus, il lance tout d’abord : « Nous ne vous haïssons pas. Vous faites un métier difficile. Sans vous, nous ne pourrions pas vivre. Mais la République et nous-mêmes ne pouvons vivre avec vous que si nous avons confiance. » Mais pour Me Mignard, ce 27 octobre 2005, « les policiers n’ont fonctionné qu’avec une partie de leur intelligence, qu’une partie de leur cerveau, leur cerveau interpellateur ».
L’avocat démine ensuite adroitement la gravité de l’infraction reprochée aux deux prévenus – « je ne dis pas que ce sont des criminels, je dis qu’ils se sont abstenus de porter secours » – pour mieux en renforcer la portée symbolique. Une relaxe, suggère-t-il, serait en quelque sorte un encouragement à l’hémiplégie, alors que le jugement doit parler au cerveau protecteur des policiers. « Les familles vous disent : prenez-nous donc en considération, nous que l’on ne considère pas. Regardez-nous, nous que l’on ne voit pas. Écoutez-nous, nous que l’on écoute jamais. Il n’y a de meilleure preuve d’intégration que celle de ces familles qui attendent depuis dix ans la justice. Vous devez à la fois condamner et réconcilier. Les Français doivent savoir que, d’où que l’on vienne, on a droit à la loi. »