Pourquoi Béla Bartok entrera dans le domaine public en 2016 partout dans le monde… sauf en France !
:: S.I.Lex :: - calimaq, 3/12/2015
SavoirsCom1 et Romaine Lubrique proposent une nouvelle fois cette année le Calendrier de l’Avent du Domaine Public, qui signalera chaque jour du mois de décembre un nouvel auteur dont les oeuvres entreront dans le domaine public en 2016.
L’année dernière déjà, cet exercice avait été l’occasion de mettre en lumière certaines aberrations découlant de l’état de la loi française. Antoine de Saint-Exupéry par exemple est entré dans le domaine public partout dans le monde en 2015… sauf en France ! La raison résidait dans la durée de 30 ans supplémentaires attribuée par la loi aux auteurs « Morts pour la France ». Cette situation avait conduit à la conséquence ubuesque que le Petit Prince a été mis en ligne dès le 1er janvier 2015 sur un site belge, portant une mention spéciale indiquant aux internautes français de passer leur chemin…
Cette année encore, nous avons été obligés d’écarter certains des auteurs pourtant bien morts depuis plus de 70 ans et l’un d’eux est peut-être dans une situation plus absurde que celle de Saint-Exupéry (si, c’est possible…). Il s’agit du compositeur hongrois Béla Bartok, qui entrera lui aussi dans le domaine public en 2016 partout dans le monde, sauf en France. La raison de cette incongruité est cependant un peu plus difficile à comprendre (accrochez-vous !).
Les « Morts pour la France » ne sont pas en effet la seule exception en droit français à la règle de l’entrée dans le domaine public 70 ans après la mort de l’auteur. Un autre régime dérogatoire existe du fait de l’application des prorogations de guerre. Le Code de Propriété Intellectuelle prévoit ainsi « une extension de la durée des droits d’auteur aux œuvres publiées avant ou pendant les conflits mondiaux du xxe siècle, et ajoutées à la durée normale de ces droits, afin de compenser les pertes d’exploitation occasionnées par ces guerres » (définition Wikipédia). Ces délais supplémentaires durent ; 6 ans et 152 jours pour la Première Guerre mondiale ; 8 ans et 120 jours pour la Seconde Guerre Mondiale (soit 14 ans et 272 jours en tout).
On lit souvent que ces prorogations auraient été supprimées en 2007 par la Cour de Cassation à l’occasion de deux arrêts (Monet et Boldoni), mais ce n’est pas complètement vrai. Dans ces affaires, la Cour a estimé que ces durées supplémentaires n’avaient plus vocation à s’appliquer en principe du fait qu’elles ont été « absorbées » par le passage de la durée du droit d’auteur de 50 à 70 ans après la mort décidé par une directive européenne en 1997.
Mais la Cour a considéré que la règle des 70 ans après la mort de l’auteur cèderait lorsque une durée de protection plus longue avait déjà commencé à courir au moment de l’entrée en vigueur de la directive, pour ne pas faire perdre les « droits acquis » par les titulaires de droits. Or en 1985, la loi Lang avait déjà allongé les droits pour la musique de 50 à 70 ans. On en déduit donc que les prorogations n’ont plus vocation à s’appliquer en général, mais qu’elles subsistent… seulement pour les oeuvres musicales (1) !
Vous suivez toujours ?
Revenons alors au Calendrier de l’Avent du Domaine Public. Le premier auteur que nous avons fait figurer dans la sélection 2016 est Maurice Ravel. Contrairement aux autres auteurs du Calendrier, nous avons pris en compte pour lui la date de mort de 1937 et non de 1945, justement à cause des prorogations de guerre. En ajoutant les 8 ans et 120 de la Seconde Guerre mondiale, on arrive à la conclusion qu’une partie de l’oeuvre de Ravel (notamment le fameux Boléro) entrera dans le domaine public le 30 avril 2016. Mais une partie seulement, car les oeuvres publiées par Ravel avant 1920 resteront soumises aux prorogations de la Première Guerre Mondale (effroyable complexité !). En revanche pour Béla Bartok, c’est bien l’ensemble de l’oeuvre du compositeur qui est concernée et pour lesquelles l’entrée dans le domaine public est repoussée du fait des prorogations de guerre.
Cependant, me direz-vous sans doute, on peut trouver étrange qu’un auteur hongrois bénéficie de suppléments de durée fixés par la loi française. Certes, les deux conflits mondiaux ont eu un impact sur toute l’Europe, mais la Hongrie n’a pas instauré de mécanisme de prorogations similaire à la France. Par quel prodige le droit français affecte-t-il le statut juridique des oeuvres d’un auteur hongrois, alors même qu’une directive européenne est censée être intervenue en 1993 pour uniformiser la durée des droits au sein de l’Union ?
Pour répondre, il faut se tourner cette fois vers l’article L. 123-12 du Code de Propriété Intellectuelle, qui nous dit ceci :
Lorsque le pays d’origine de l’oeuvre, au sens de l’acte de Paris de la convention de Berne, est un pays tiers à la Communauté européenne et que l’auteur n’est pas un ressortissant d’un Etat membre de la Communauté, la durée de protection est celle accordée dans le pays d’origine de l’oeuvre sans que cette durée puisse excéder celle prévue à l’article L. 123-1.
La loi française retient la durée de protection du pays d’origine dans les cas où celle-ci est plus courte que celle qui prévaut en France. Par exemple, la durée des droits n’est que de 50 ans après la mort au Canada et c’est ce délai qui doit être pris en compte pour l’application des droits en France en ce qui concerne les auteurs canadiens. Pour la Hongrie, la durée des droits est plus courte également, puisque ce pays n’a pas de prorogations de guerre. Sauf que… l’article L. 123-12 spécifie bien que cette règle de l’application de la durée la plus courte s’applique uniquement pour les pays tiers à la Communauté européenne.
Du coup (et c’est complètement aberrant, en plus d’être effroyablement complexe), le fait que la Hongrie appartienne à l’Union européenne va faire que l’on retiendra l’application du droit français pour Béla Bartok, quand bien même cela revient à anéantir l’objectif d’harmonisation de la durée des droits qui était celui de la directive de 2003 !
Au final, cet imbroglio va faire que l’oeuvre de ce grand compositeur pourra être librement interprétée partout dans le monde dès le 1er janvier 2016, sauf en France…
CQFD.
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La vérité, c’est que le législateur aurait dû intervenir depuis longtemps pour corriger les aberrations de la loi française que constituent le bonus de 30 ans des « Morts pour la France » et le maintien des prorogations de guerre pour la musique. Le collectif SavoirsCom1 l’avait appelé à le faire en 2014 à l’occasion de la transposition d’une autre directive européenne. La députée Isabelle Attard a essayé de son côté plusieurs fois au cours de cette législature d’inciter ses collègues à l’Assemblée nationale à adopter cette mesure de bon sens. L’eurodéputée Julia Reda a elle aussi mis en avant dans son rapport sur la réforme du droit d’auteur en Europe que la directive de 2003 n’avait pas atteint son but d’harmonisation de la durée des droits, en prenant pour exemple les complications toujours imposées par la loi française.
Il faut espérer que l’on arrivera un jour à se débarrasser de ces absurdités qui, au nom d’une véritable religiosité des « droits acquis », aboutissent à rendre illisible le domaine public, alors qu’il est le support de l’exercice des droits fondamentaux des individus sur la culture.
(1) J’ai simplifié dans le corps de ce billet déjà bien trop complexe, mais les proprogations de guerre subsistent aussi en dehors du cas des oeuvres musicales. Cela arrive dans certaines dans certaines hypothèses pour des auteurs « Morts pour la France », où il y a alors cumul des deux exceptions. Voir par exemple le cas de Louis Pergaud ou de Guillaume Apollinaire.
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