La France qui ne s'en laisse pas conter !
Justice au singulier - philippe.bilger, 12/02/2013
Cette France qui ne s'en laisse pas conter, à qui on ne la fait pas, n'est pas celle que je préfère.
Celle du soupçon permanent, du "il n'y a pas de fumée sans feu", celle qui, derrière l'apparence, a besoin de croire que se cachent toujours des ombres douteuses ou horribles. Pour elle, la vie n'est jamais ce qu'elle paraît, il n'y a jamais la culpabilité du hasard, l'innocence humaine est un leurre et une tragédie qui se prive de responsables une double catastrophe.
Je ne fais pas seulement référence à ce qui est devenu l'incroyable propension de la société française à judiciariser, pénalement si possible, les moindres aléas du quotidien et les conséquences erratiques ou imprévisibles de l'activité humaine dès lors que celle-ci, sans faire fi du principe de précaution, se donne tout de même le droit d'entreprendre et de risquer. Dans ces circonstances, à la demande du citoyen qui n'en démord pas, la recherche obstinée de quelqu'un à incriminer n'est pas loin de constituer la tâche principale de l'avocat qui conseille mais obéit aussi.
J'évoque surtout ce qui a toujours été une tentation nationale mais qui, au fil des ans, avec la complicité médiatique qui s'en est nourrie, s'est amplifié dangereusement : réalité et vérité ne sont plus acceptables si elles ne sont pas grosses d'un scandale possible, occulté ou sulfureux. Il y a une appétence frénétique, au nom de la démocratie et des secrets à lever, pour une multitude de fausses pistes et de débats tronqués.
Les malades de la désinformation, les épris de fantasme sont trop déséquilibrés à mon sens pour concerner la catégorie des dérives qui m'intéressent. Sur le 11 septembre, nous avons eu à notre disposition Thierry Meysan, Marion Cotillard, Jean-Marie Bigard ou Mathieu Kassovitz. A des degrés divers, ils nous ont montré de quoi l'imagination enfiévrée était capable. Combien d'autres événements dramatiques - à commencer par le comble du tragique historique, l'Holocauste - ont suscité des dérèglements d'esprits incapables de se fondre dans une vérité collective indiscutable parce que, pour eux, banale et donc forcément fabriquée.
Sortant de l'obsession, mon souci est de m'interroger sur les discours familiers, d'apparent bon sens, les méfiances médiatiques, les découvertes prétendues, les suspicions péremptoires qui viennent régulièrement semer le trouble au sein d'un univers qu'aucune mauvaise conscience ne taraudait parce qu'il adhérait à l'immédiateté de l'évidence, à la pertinence des preuves et des indices et à l'importance donnée au vrai et, quand sa constatation nous faisait défaut, au vraisemblable, au probable, au plausible. Et non pas à leur contraire, l'incongru, l'invraisemblable ou le délirant.
Il n'était pas concevable qu'Emile Louis, dans les deux procès duquel, à Auxerre et à Paris, j'ai été l'avocat général, n'ait pas été protégé, pour l'accomplissement de ses crimes, par des soutiens politiques, des manoeuvres indignes et des turpitudes de toutes sortes. On a eu beau dire, argumenter et démontrer : que l'incurie judiciaire et administrative ait été pour une part essentielle au coeur de cette interminable et nauséabonde procédure ne satisfaisait pas du tout, pas assez cette volonté citoyenne, amplifiée par la facilité médiatique, de se persuader que le pire lui était caché et que les explications toutes simples et limpides qu'on lui octroyait n'étaient que des pièges pour l'égarer.
Combien de fois, aux assises et après elles, j'ai perçu que pour les journalistes, une vérité banale pesait moins qu'un mensonge séduisant ou dérangeant ! Qu'on songe notamment à Omar Raddad et à ses partisans mus plus par une envie de surprendre que par leur connaissance des faits et des charges !
Sur un tout autre plan, il n'est pas acceptable que Robert Boulin se soit suicidé et, médiatiquement, politiquement, familialement, reviennent régulièrement les marées du doute, pire, les vagues d'inébranlables certitudes dont le seul objectif est de détruire le caractère univoque des éléments factuels et psychologiques pour le remplacer par le parfum provocant du scandale. J'entends bien que pour ses proches, la mort d'un père, par exemple, justifie le combat de toute une vie et qu'on s'accroche à cette cause, non pas parce qu'elle serait fiable mais en raison du fait qu'ainsi une réputation est sauvegardée. Ce n'est plus une fragilité personnelle qui est le ressort mais l'hostilité criminelle. D'une certaine manière, Robert Boulin est sauvé dans les mémoires.
Il est indécent de supposer que Pierre Bérégovoy s'est suicidé comme tout, dans l'instant et ses suites proches, l'a établi. Il faut qu'il ait été assassiné à cause de cette obligation perverse interdisant, pour l'Etat, le pouvoir et les destins politiques redevenus privés, que quoi que ce soit de tragiquement ordinaire puisse se dérouler.
Il est aberrant de continuer à admettre normalement que François de Grossouvre a mis fin à ses jours parce que, à cause de ses conflits et de sa rancoeur, avec un François Mitterrand au centre de la crise, on l'aurait forcément fait disparaître.
Je pourrais continuer ainsi cette litanie où la méfiance systématique de beaucoup de Français s'accorde avec l'ambition lucrative de médias désireux à toute force de nous faire prendre des vessies pour des lanternes et et des drames intimes pour des coups fourrés criminels.
Cette France qui ne veut jamais s'en laisser conter, à force de craindre d'être dupe pour tout et n'importe quoi, tombe en réalité dans un système où sa lucidité hypertrophiée sans motif ne la constitue plus comme une communauté de citoyens éclairés : elle s'invente, spontanément ou sous influence médiatique, des scandales de peur d'être prise au dépourvu. Imaginaires, fabriqués, rentables, ils ne sont pas sublimés au prétexte que l'investigation noble se serait attachée à eux. Ils exploitent, contre la platitude de la vérité, le goût malsain de la contradiction.
Ils sont une plaie républicaine parce que, faux et jetés à foison dans l'espace public, ils détournent des vrais qui leur ressemblent comme deux gouttes de malheur, à la réalité près.