Loi sur le renseignement : Un système absolutiste, intolérant et arrogant, par Evgeny Morozov
Actualités du droit - Gilles Devers, 2/06/2015
Ce gouvernement du contrôle social et du reptilisme moral, qui se gave du mot « citoyenneté », nous met sous surveillance via des algorithmes. L’essayiste Evgeny Morozov, dans cette tribune publiée par Le Monde (qui se réveille) montre le degré de perdition de notre régime : « Défendre la démocratie contre ses ennemis est une tâche noble ; mais de temps à autre, il est nécessaire de faire une pause et d’examiner en détail ce que nous défendons ».
La situation est d’une ironie mordante : après l’adoption à une écrasante majorité par l’Assemblée nationale du projet de loi controversé sur le renseignement et la surveillance, le Congrès américain a rechigné à renouveler le célèbre Patriot Act qui, peu après le 11-Septembre, a délié les mains de la National Security Agency (NSA). Et même si la posture critique de l’Amérique à l’égard de la surveillance de masse sera probablement de courte durée, il est choquant de voir la France avancer en sens inverse.
L’expérience américaine est éclairante pour comprendre le projet de loi française et notamment ses dispositions les plus controversées. Parmi ces dernières, de nombreux débats ont concerné les « boîtes noires » qui doivent être installées chez les principales entreprises de télécommunications, afin de repérer les comportements suspects d’internautes avec l’aide d’algorithmes et d’analyse de métadonnées (les données hors du contenu d’un message : son destinataire, son heure d’envoi…). Après tout, si des algorithmes sont capables de nous recommander des films à regarder, pourquoi ne pourraient-ils pas nous conseiller des suspects sur lesquels enquêter ?
Contrairement à la France, où les révélations Snowden n’ont pas lancé un débat public, l’Amérique en a fait une overdose. Qu’en a-t-elle appris ? Eh bien, aujourd’hui, personne ne peut nier que les Etats-Unis dirigent le système de surveillance le plus sophistiqué technologiquement et le plus légalement discutable au monde. Même les défenseurs de la loi française sur le renseignement, Manuel Valls en tête, le reconnaissent, ne serait-ce que pour affirmer que leur projet est très différent.
Mais le système de surveillance américain a une troisième caractéristique, souvent oubliée : son inutilité. Le fait que les attentats de Boston ont pu avoir lieu alors que les agences de renseignement ont accès à quasiment toutes les données qu’elles souhaitent obtenir prouve la valeur presque nulle de ces données pour la lutte antiterroriste. Si la NSA avait eu, grâce à ce programme, un succès remarquable justifiant l’extension du Patriot Act, le grand public en aurait entendu parler.
La situation en France est donc à la limite du comique. Le législateur prétend qu’il va mettre en place des mesures beaucoup moins extrêmes que celles des Etats-Unis. Dont acte – mais la moitié de zéro reste zéro ! Adoucir une méthode qui a prouvé son inutilité n’a aucun sens.
Où est la preuve que ces « boîtes noires » seraient utiles ? De nombreux experts ont démontré l’inverse : étant donné le faible nombre de terroristes dont le comportement peut être étudié, toute tentative d’extrapolation est vouée à générer un grand nombre de « faux positifs ». Oui, les algorithmes d’Amazon sont plutôt doués pour vous recommander des livres qui vous plairont, mais uniquement parce qu’ils se fondent sur des millions d’objets achetés par le passé.
Pour l’observateur extérieur, la course populiste, le manque quasi total de consultations d’experts (qu’il s’agisse de technologie ou de protection des données) et la quantité de démagogie pure qui entourent ce projet de loi tendent à montrer que son but n’est pas de combattre le terrorisme. Ses dispositions les plus controversées n’aideront pas ce combat. Mais elles doteront les services de renseignement de pouvoirs gigantesques et amoindriront les capacités des autorités de protection de la vie privée. Elles propageront également le mythe selon lequel les algorithmes opèrent une sorte de magie, créant un faux sentiment de sécurité et arrosant d’argent public les entreprises qui fabriquent les dispositifs de surveillance.
Ces mesures, explique le gouvernement, sont justifiées parce qu’elles sont écrites et ne seront utilisées que par des personnes armées des meilleures intentions – il semble que les services de renseignement français n’embauchent que des anges. Par ailleurs, on nous explique également qu’il est fort simple de séparer les gentils des méchants, mais le fait que la loi fasse référence à des termes vagues comme « les intérêts majeurs de la politique étrangère » crée une ambiguïté que les services de renseignement pourront exploiter à loisir.
Ce sont exactement les mêmes explications qui ont conduit au Patriot Act et à ses abus. Et la seule raison pour laquelle nous les connaissons aujourd’hui est parce qu’Edward Snowden a risqué sa vie pour nous en informer. Mais si ce projet de loi est adopté, un lanceur d’alerte pourra être considéré comme nuisant à la fois à la politique étrangère de la France et comme aidant des groupes terroristes. Pire, leur action pourra être tuée dans l’œuf. Le système est tellement certain de sa propre perfection et de son incorruptibilité qu’il veut pouvoir se passer de toute forme de dissidence.
La France est un pays où la tradition républicaine est si forte – une tradition qui repose sur une connaissance profonde de la manière dont le pouvoir, s’il n’est pas contrôlé, corrompt tout ce qu’il touche – qu’il est à peine concevable qu’elle opte pour un système si absolutiste, intolérant et arrogant. C’est un triste témoignage de ce qu’est devenue l’idée même de la démocratie. Défendre la démocratie contre ses ennemis est une tâche noble ; mais de temps à autre, il est nécessaire de faire une pause et d’examiner en détail ce que nous défendons.