Roger Federer à court
Justice au singulier - philippe.bilger, 5/09/2013
Il y a des sportifs qui sont plus que des sportifs.
Roger Federer, qui est joueur professionnel de tennis depuis 1998 avec 17 victoires de tournois du Grand Chelem, fait partie de l'existence de beaucoup qui ne se passionnent pas généralement pour ces activités et ces compétitions de toutes sortes où trop souvent la tête n'est pas à la hauteur des jambes (20 minutes, nouvelobs.com).
Mais Federer, c'est autre chose, Federer c'est du cristal et quand le cristal connaît ses premières brisures, comme une Greta Garbo qui découvre ses rides dans le miroir et abandonne, la mélancolie nous saisit.
Quand Federer a perdu en trois sets contre Robredo, on a perdu avec lui, et son constat sévère sur lui, "j'ai été nul", on n'aurait pas osé le formuler. Mais dans la défaite amère comme dans ses multiples victoires, Federer a toujours su trouver le ton juste, avec des larmes parfois, démontrant la fragilité de cette splendide mécanique humaine capable de craquer parce que précisément elle avait l'habitude des sommets. Dans le sport comme au barreau, les excellents ne seront jamais des exceptionnels, parce qu'ils échappent à la rudesse rare mais alors si brutale des chutes.
Federer est âgé de 32 ans et à partir de 17 ans, alors qu'il se comportait dans ses jeunes années comme un caractériel cassant ses raquettes sur les courts, il prend la décision d'adopter un comportement exemplaire. Et il a tenu parole, se créant, à force de volonté et de maîtrise, une impassibilité si peu en rapport avec son feu intime mais tellement appréciée par rapport aux démonstrations ridicules, outrancières de certains de ses pairs.
Quel bonheur, aussi, de voir jouer ce maître du revers, cet artiste de la volée et ce combattant, pourtant toujours d'une suprême élégance, d'autant plus redoutable quand il était poussé dans ses retranchements. Rien ne l'excitait davantage, semblait-il, que de relever des défis quand le hasard du jeu le sortait de la monotonie d'échanges où il faisait trop aisément merveille. Quand il se sentait menacé, même si légèrement, la grâce, alors, de ces coups miraculeux inventés par une raquette magique...
Le déclin n'a pas surgi subitement aujourd'hui, ou depuis un an seulement. Il ne date pas non plus, j'en suis persuadé, de la vie familiale avec ses joies, ses fatigues, la présence de ses jumelles. Il n'est pas né non plus de l'usure du temps sur un corps si manifestement armé encore pour des heures de match ni de l'embourgeoisement d'un appétit de conquérir, tant les triomphes et les exploits ont été répétitifs.
Je me demande si Roger Federer n'a pas commencé subtilement à devenir un soleil insensiblement puis de plus en plus voilé à partir de cette période où je l'ai parfois trahi, en ne le regardant pas à la télévision, parce que j'étais trop triste de le savoir inéluctablement défait par Rafael Nadal sur terre battue, et même à Wimbledon, sur herbe, qui était pourtant son jardin.
Porter au fond de soi la certitude que face à Nadal, ce monstre irrésistible, inépuisable, sur ces surfaces royales de Rome, de Monte Carlo et de Roland Garros, il n'aurait plus aucune chance, qu'un rouleau compresseur l'écraserait, qu'il lutterait avec son génie et son énergie mais qu'au bout du compte, l'incandescence physique et la puissance technique de l'Espagnol auraient le dernier mot, la balle de match : c'était trop, c'était le début de la morsure, l'irruption offensante d'une fatigue plus profonde, la première atteinte à l'espérance de pouvoir durer somptueusement et sans coup férir. Une brèche.
Nadal a blessé le maître tout en ne cessant de souligner avec classe qu'il avait vaincu le plus grand joueur de tous les temps. Un hommage pour faire oublier la descente.
Federer, c'est toujours du cristal, de la soie, du velours. Les fêtes décadentes sont quelquefois les plus belles. Quand le présent se teinte de nostalgie, il s'ajoute une dimension supplémentaire d'une douceur déchirante. Les soirs lassés valent bien les matins robustes.
Il désire poursuivre sa carrière jusqu'aux Jeux olympiques de 2016. Qui peut se permettre de juger l'irrépressible besoin d'une personnalité hors du commun de ne pas déserter le champ de sa gloire et l'éblouissante preuve de la justification renouvelée de son existence ? Même si aujourd'hui l'empire est imprégné de l'étoffe des songes et de l'émotion du souvenir.
Il n'empêche.
Pour rien au monde, je ne supporterais qu'à l'avenir Roger Federer joue et soit alors observé comme une curiosité.