Non, les magistrats ne sont pas politisés !
Justice au Singulier - philippe.bilger, 12/10/2019
Ecrire et parler dans le désert n'est pas quelque chose qui me rebute. Non pas que j'aie une passion pour l'opinion minoritaire mais il y a des moments où la justesse de la cause ne laisse plus le choix.
Depuis que mon livre "Le Mur des cons" a été publié le 2 octobre et que dans le cadre de sa promotion je développe notamment l'idée que la justice n'est pas politisée mais que des politiques sont poursuivis et parfois condamnés et qu'il convient de s'en féliciter au nom de la démocratie, je sens la difficulté de ma tâche.
Pourquoi a-t-on besoin de croire que la justice est politisée, partisane, dans la pire acception de ces termes ?
Parce que, d'abord, bizarrement, la pente naturelle française, comme à l'égard de toutes les forces régaliennes, est de douter de leur validité et de leur intégrité. La Justice n'échappe pas à ce prurit du soupçon structurel. Non politisée, on devrait ravaler tant de préjugés et d'insinuations paresseuses ! On préfère alors continuer à se couler dans le lit d'une erreur aujourd'hui indéniable.
Ensuite, sans le moindre mépris mais avec le regret d'une ignorance judiciaire qui touche le citoyen mais, plus gravement, la classe politique dans son ensemble, une méconnaissance de l'évolution de la Justice fait qu'on s'arrête à un certain niveau de son histoire alors que l'institution et ses pratiques ont changé et ne correspondent plus à l'image qu'obsessionnellement on a toujours besoin de cultiver.
Cette dérive est d'autant plus accentuée qu'on ne peut plus compter sur les intellectuels, aussi respectés que soient quelques-uns, pour chasser les idées fausses et ne pas favoriser un populisme chic contre la Justice, ce qui libère le populisme élémentaire de ceux qui ont perdu judiciairement ou ne disposent que de la représentation médiatique de la Justice, rarement équilibrée et positive.
Pourtant il suffirait de se pencher sur les fortes séquences qui l'ont structurée pour, au moins à gros traits, percevoir des politiques à l'abri de tout puis une magistrature, dans les années 90, découvrant son pouvoir dans le registre des affaires politico-financières, enfin des juges ayant déserté le champ partisan pour un autre type de démarche : pousser l'état de droit jusqu'à ses extrêmes limites parce que la vérité est là et qu'elle ne doit plus demeurer insaisissable. La confusion des esprits fait qu'on nomme partialité politique ce qui n'est que l'extériorisation de consciences professionnelles exemplaires. Et, si elles ne l'étaient pas, les voies de recours les fustigeraient.
En même temps je ne suis pas naïf. Le commun des citoyens et, pire, des responsables politiques qui devraient garder mesure et avoir pour ambition de maîtriser le sujet, s'acharnent à dénoncer comme si la magistrature décidait de ses ciblages à droite comme à gauche alors que l'actualité et des transgressions multiples, seules, lui assignent la mission d'enquêter, d'instruire et de renvoyer ou non devant un tribunal correctionnel. Par exemple elle n'a pas résolu avec malignité de "se payer" Balkany. Sa fraude fiscale massive est venue à elle.
J'entends bien que ce sera une entreprise de longue haleine de revenir sur ces absurdités qui offrent le confort d'une détestation trop française pour laquelle la loi est une menace alors que dans la culture anglo-saxonne elle, constitue une garantie.
Cracher sur la Justice n'est pas loin d'être devenu un sport national et comme elle ne se défend pas ou se défend mal ou s'explique médiocrement, elle est atteinte en toute impunité.
Il convient aussi de se garder de ce malentendu qui incite le citoyen de bonne foi à protester contre les lenteurs et l'autarcie du monde judiciaire - on le laisse trop souvent, en effet, sans information sur son sort de plaignant et sans réponse aux questions qu'il pose - mais à supputer, derrière ces négligences ou incuries, des blocages politiques quand seul le manque d'efficacité est en cause.
Pour schématiser on ne parviendra pas à casser aisément cette perception que toute mise en cause ou tout renvoi d'une personnalité politique devant une juridiction caractériserait une justice politique alors que c'est le contraire, le signe d'une égalité et d'une équité républicaines.
Et que les magistrats seraient de droite, et à l'écoute de la Chancellerie, pour avoir attrait à Bobigny Jean-Luc Mélenchon dans l'attente de son jugement, ou de gauche parce que Nicolas Sarkozy leur a fourni une matière surabondante - on verra bien ce qui restera de ces procédures qu'il était normal et légitime d'engager - ou que le couple Balkany a été condamné ou Thierry Solère mis en examen pour fraude fiscale.
La simple observation de ce pluralisme judiciaire et de cette impartialité globale démontrant que depuis le quinquennat de Nicolas Sarkozy de l'eau libre et indépendante a coulé sous les ponts, devrait réduire à néant l'accusation flétrissant une magistrature qui aurait été mobilisée pour d'autres causes que celle impérieuse de son utilité sociale et de sa mission démocratique.
L'honnêteté commande de ne pas éluder les manifestations scandaleuses et/ou moins nuisibles qui ont représenté des pustules sur le visage judiciaire et apparemment infirmé mon point de vue. Elles ont existé et d'abord le Mur des cons qui "a fracturé la confiance dans la Justice", étant le fait de quelques énergumènes du Syndicat de la magistrature qui au fil du temps a perdu l'intelligence même contestable de ses origines (Le Point).
Il y a eu aussi le matraquage judiciaire initial d'un François Fillon avec un PNF s'étant saisi d'urgence malgré son incompétence sur le fond. La sincérité confondante du procureur de Nice muté comme avocat général à la cour d'appel de Lyon après avoir menti pour complaire au président de la République qui ne lui avait rien demandé (RMC Brunet-Neumann).
Il me paraît signifiant de faire un sort à ceux qui vitupérant la politisation de la Justice quand celle-ci se tourne vers la gauche, ne trouvent rien à dire, en revanche, à ce jugement délirant relaxant deux prévenus écologistes pour un vol au prétexte du dérèglement climatique et du fait qu'on ne pourrait pas dialoguer avec le président de la République (L'Express). Il y a eu un appel certes mais, comme pour la tromperie de Nice, serait-il inconcevable que face à une telle aberration défiant le sens commun, une touche disciplinaire ait pu être envisagée ? Quand la Justice est radicalement expulsée de la cause au profit de l'idéologie !
Il y a donc des défaillances individuelles mais ce n'est plus un système qui doit être incriminé. Un changement radical par rapport à mon année de prise de fonction en 1972 où le pouvoir politique étouffait les dossiers sensibles au point d'empêcher leur prise en charge par l'autorité judiciaire sauf si des médias venaient puissamment à sa rescousse.
Malgré cette apologie et cette argumentation, rien ne bougera, je le crains, dans la tête et les pensées de ceux qui me feront l'honneur de lire ce billet qui me tient d'autant plus à coeur qu'il traite d'un superbe métier et d'un opprobre lassant qu'il ne mérite plus.
Qu'on cesse de prendre la perversion d'une infime minorité et la partialité d'un syndicat qui ne l'est plus, se servant de la Justice sans la servir, pour la normalité d'une institution et de pratiques qui doivent encore accomplir certes des efforts pour répondre aux exigences des citoyens mais sont innocentes de ce reproche capital.
Non, les magistrats ne sont pas politisés !