Droit de l’information. Le poids de la Cour de justice de l’Union européenne
Paralipomènes - Michèle Battisti, 3/04/2015
Retour sur des arrêts pris récemment par la Cour de justice européenne. Pleins de bon sens ou inattendus, ceux-ci ont un impact sur nos pratiques quotidiennes.
Article paru dans I2D Information, Données & Documents, 2015/1, la revue de l’ADBS
Les directives européennes, a fortiori les règlements européens, s’imposent aux États de l’Union [1]. Mais les tribunaux nationaux peinent quelquefois à interpréter certaines de leurs dispositions [2]. Dans ce cas, les juges peuvent obtenir des clarifications auprès de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). La question préjudicielle [3] assure ainsi une application unitaire et « correcte » du droit de l’Union [4].
Pourquoi ne pas souligner le souci d’équilibre de la CJUE ? Il était patent lorsqu’elle fondait son arrêt sur l’exception au droit d’auteur au bénéfice des bibliothèques sur la nécessité de sauvegarder « l’effet utile de l’exception établie et de respecter sa finalité » et qu’elle faisait valoir la mission fondamentale des bibliothèques et l’intérêt public « lié à la promotion des recherches et des études privées ». C’est ce même souci d’équilibre qui l’animait lorsqu’elle a instauré « un droit à l’oubli » permettant d’exiger le déréférencement de liens auprès des moteurs de recherche, ou encore la liberté de faire des liens hypertexte. Cet article reprend quelques décisions récentes, liées à l’information.
Les limites de l’exception au bénéfice des bibliothèques
Cette exception permet aux bibliothèques de reproduire sans autorisation, à des fins de conservation, des œuvres encore protégées par le droit d’auteur présentes dans leur fonds et de les communiquer au public, dans leurs locaux, sur des terminaux spécialisés. Dans un arrêt récent [5], la CJUE estime qu’un éditeur ne peut pas imposer à une bibliothèque une licence d’utilisation pour un accès en ligne si, parallèlement, l’œuvre peut être acquise sur support papier. En revanche, la numérisation qui doit être nécessaire à la préservation de la consultation (ouvrage fragile, consultations nombreuses, etc.), ne permet pas de numériser des pans entiers d’un fonds sans une telle justification ou de multiplier le nombre de terminaux donnant accès aux œuvres numérisées sous couvert de cette exception. Quant à la copie faite par les usagers de la bibliothèque à partir des terminaux, elle relève de la copie privée et il appartient aux juges allemands, pays du procès, de vérifier si les conditions de son exercice, notamment le versement d’une compensation financière équitable, sont respectées dans leur pays.
La liberté du lien hypertexte
Un procès opposait en Suède des journalistes à un agrégateur de presse fournissant des listes de liens à ses clients. Comme le public ciblé par la communication initiale était l’ensemble des visiteurs potentiels du site, la CJUE [6] a considéré que « la mise à disposition d’œuvres au moyen d’un lien cliquable ne conduit pas à communiquer ces œuvres à un public nouveau ». Il n’est donc pas nécessaire d’obtenir une autorisation pour faire un lien, même dans un cadre commercial. Nul besoin, non plus, de demander une autorisation lorsque le lien permet « d’incruster » une œuvre sur son site. L’objet de ce procès était un lien qui permettait de visualiser sur le site BestWater International un film publicitaire d’un de ses concurrents librement accessible, mais mis illégalement en ligne sur YouTube. Pour la CJUE [7], qui ne statue pas sur l’illégalité de la mise en ligne, l’incrustation ne donne pas lieu à une copie ni à un acte de communication à un nouveau public. Cette conclusion a paru si évidente que le cas a été traité par une ordonnance renvoyant à un arrêt déjà rendu.
Consultation du Web sous couvert de l’exception pour copie technique
Selon la CJUE [8], on ne peut pas interdire de faire un lien vers un article en libre accès ou demander aux clients d’un prestataire des droits pour consulter en ligne des articles en libre accès sur les réseaux. Les copies sur l’écran d’ordinateur de l’utilisateur et dans le cache de son disque dur, effectuées lors de la consultation d’un site Internet, sont « provisoires, ont un caractère transitoire ou accessoire et constituent une partie intégrante et essentielle d’un procédé technique » et remplissent les conditions de l’exception au droit d’auteur de l’article 5.1 de la directive européenne sur le droit d’auteur.
Un droit au déréférencement
Un citoyen espagnol exigeait d’un quotidien qu’il supprime son nom dans un article relatant une affaire prescrite et de Google qu’il supprime les données personnelles apparaissant dans les résultats d’une recherche faite avec son nom et les liens menant à l’article [9]. Pour la CJUE, si l’éditeur n’a aucune obligation, le moteur de recherche doit trancher entre droit à l’information et respect des droits de la personne et supprimer de la liste des résultats les liens menant à des pages web contenant des informations « apparaissant inadéquates, pas ou plus pertinentes ou excessives au regard des finalités pour lesquelles elles ont été traitées et du temps qui s’est écoulé ». Il doit ainsi donner suite aux demandes d’une personne qui souhaiterait que ses informations sur sa personne soit « oubliées », sauf si celle-ci joue un rôle dans la vie publique, ce qui justifie « un intérêt prépondérant du public à avoir accès à cette information ». Il ne s’agit pas de supprimer l’information mais uniquement de ne pas favoriser un accès à cette information et cette obligation ne s’applique pas hors de l’Union européenne [10]. Google a aussi demandé à être aidé pour prendre position dans certains cas qui lui sont présentés.
Une base de données non protégée reste protégeable : une décision étonnante
Même en l’absence d’originalité ou d’investissement substantiel requis par le droit des bases de données, la CJUE [11] affirme que son producteur peut restreindre son utilisation dans des conditions générales d’utilisation (CGU) ou un contrat [12]. Ce serait le cas de Ryanair qui s’opposait, dans ses CGU, à ce que l’on extraie à des fins non privées des parties de sa base non protégeable au titre du droit des bases de données.
Dès que le droit des bases de données s’efface, le droit commun des contrats entrerait ainsi en lice, ce que l’on regrettera car, dans le droit des bases de données, « les restrictions doivent respecter un équilibre avec les droits des utilisateurs et […] la liberté contractuelle du créateur est limitée ». Il est vrai que la protection d’une base éligible au titre du droit des bases de données est automatique, sans formalité, alors qu’il faut rédiger un contrat pour limiter les usages des bases non protégées.
Mais cette décision reste « troublante »[13] car, si la base de données répond aux conditions de la directive, son producteur ne peut pas aller au-delà des droits garantis à l’utilisateur « légitime » de celle-ci, alors que, si elle n’est pas protégeable, il peut revendiquer une protection sur le fondement du droit des contrats allant au-delà d’un tel équilibre. On notera aussi que dans le cas Ryanair, les CGU étaient acceptées de manière explicite puisque l’internaute était invité à cocher une case signifiant qu’il les avait lues et qu’il les acceptait.
Un épuisement du droit de distribution des œuvres en ligne ? Une décision à prendre
Le droit de distribution « s’épuise » après la première vente légale du support de l’œuvre. Il est impossible de s’opposer à tout mode de distribution ultérieur (vente, location, prêt, troc, etc.). Les droits s’épuisent-ils dans l’environnement numérique ? La CJUE l’ayant admis en 2012 pour le logiciel [14], protégé, c’est vrai, par un droit d’auteur particulier, peut-on élargir cette décision à d’autres types d’œuvres en ligne, autorisant le prêt des ouvrages acquis en ligne et ouvrant ainsi des perspectives aux bibliothèques ? Dans un procès récent, la CJUE [15] avait estimé que transférer l’encre d’un poster acheté légalement sur un autre support « n’épuisait » pas le droit de distribution et que, sans autorisation expresse, ce service était interdit. L’encre disparaissait bien du support initial mais le transfert donnait lieu à une œuvre d’une autre nature, d’une qualité supérieure. Le prêt électronique d’ouvrages en ligne ne changeant pas la nature de ces ouvrages, la CJUE pourrait admettre l’épuisement du droit et autoriser le prêt en ligne des ouvrages acquis sous contrat par des bibliothèques, se traduisant par des compensations financières, au même titre que le droit de prêt des ouvrages papier, mais non par des négociations avec chaque éditeur. À suivre [16].
Une présentation non exhaustive
Cet article ne visait à attirer l’attention sur plusieurs décisions de la CJUE. Celle-ci a également pris position sur le contournement des mesures techniques de protection[17], le droit applicable[18], a adopté une vision extensive de l’exception de citation [19] ou celle de parodie[20], etc. Autant de raisons incitant à suivre ses décisions.∎
Savoir plus. Les communiqués de presse de la CJUE sont consultables sur le site Curia () et les résumés des arrêts peuvent aussi être consultés sur Legalis.
Ill. The EU Flag and Castor and Pollux from a window from the Quirinale (Rome), Bob. Flickr, CC BY
Notes
[1] Si les directives européennes laissent des marges de manœuvre aux États membres de l’UE (au détriment d’une harmonisation des règles), les règlements européens n’en laisse aucune.
[2] Celle qui s’impose lorsque la disposition ne renvoie pas au droit national.
[3] Découvrir la CJUE
[4] La CJUE renvoie aux législations des pays partie au procès pour les éléments non définis dans son arrêt, par exemple pour établir le statut de la copie de l’œuvre numérisée à des fins de conservation faite par les usagers à partir du terminal spécialisé dans la bibliothèque.
[5] Arrêt du 11/09/14. Affaire C-117/13 Technische Universität Darmstadt.
[6] Arrêt du 13/02/14. Aff. C-466/12 Svensson
[7] Ordonnance du 21/10/14. Aff. C-348/13 BestWater International
[8] Arrêt du 05/06/14. Aff. C-360/13 Meltwater
[9] Arrêt du 13 /05/14. Aff. C-131/12 Google Spain
[10] Le lien est maintenu lors d’une recherche via Google.com, par exemple.
[11] Arrêt du 15/01/15. C-30/14. Aff. Ryanair.
[12] Une base de données peut être protégée par le droit d’auteur en raison du choix ou de la disposition des matières et/ou par le droit sui generis lorsque l’obtention, la vérification ou la présentation du contenu attestent un investissement substantiel permettant au producteur de s’opposer à toute extraction substantielle de sa base. Loi 98-536 du 1er juillet 1998 sur la protection des bases de données.
[13] Étienne Wery. « Protection juridique des bases de données : la Cour de justice sème le trouble », Droit & Technologies, 26/01/15
[14] Arrêt du 03/07/12. Aff. C-128/11 UsedSoft
[15] Arrêt du 22/01/15. Aff. C‑419/13 Art & Allposters
[16] Un procès oppose l’association des bibliothèques publiques des Pays-Bas à la société nationale gérant le droit de prêt. Le 19/02/15, les réponses aux questions posées à la CJUE par la Cour de La Haye n’étaient toujours pas connues.
[17] Arrêt du 23/01/14. Aff. C‑355/12 Nintendo
[18] Arrêt du 22/01/15. Aff. C‑441/13. Pez Hejduk
[19] Arrêt du 01/12/12. Aff. C-145/10. Eva-Maria Painer
[20] Arrêt du 03/09/14. Aff.C‑201/13 Johan Deckmyn et Vrijheidsfonds