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Grave à partir de quand ?

Justice au Singulier - philippe.bilger, 20/02/2015

Maintenant que le tour des cimetières aura été accompli et qu'on aura montré comme on a l'âme généreuse et profonde, pensons à l'avenir. N'oublions pas de donner le mode d'emploi à ceux qui suivent notre culte de la dérision au pied de la bêtise et questionneront : graves à partir de quand ?

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Depuis quelques jours, une malfaisante épidémie s'est répandue.

Un cimetière juif a été dévasté à Sarre-Union et plus de 200 pierres tombales souillées et saccagées.

Quelques cimetières catholiques profanés.

Je n'engagerai pas une polémique parce que le président de la République ne s'est déplacé en grand appareil qu'à Sarre-Union alors qu'on venait d'apprendre que cinq mineurs, de 15 à 17 ans, étaient apparemment les auteurs de cette dévastation. Selon le procureur de la République de Saverne, le mobile antisémite était à retenir à leur encontre (TF1).

Une page fouillée et très éclairante du Monde, grâce à Marion Van Renterghem, nous a fourni des clés pour comprendre ces jeunes personnalités, le milieu où elles vivaient et le fait que jusqu'alors elles n'avaient jamais attiré défavorablement l'attention.

Quel ressort, alors, les a inspirées ? Jeu idiot, entraînement collectif, frénésie de transgression, volonté de cracher sur ce qu'on sait généralement respecté, provocation bête, méchante et puérile, bras d'honneur, à leur manière, à ces adultes fatigants avec leur conscience et leurs interdits ?

Sans doute y a-t-il eu un peu de tout cela dans la tête de ces jeunes gens ?

Loin de moi le désir de sous-estimer la portée scandaleuse de ce qui leur est imputé et qu'ils semblent admettre globalement. Ce qui me surprend, c'est l'indignation stupéfiée de tous, l'émotion effondrée de la plupart, l'interrogation angoissée de beaucoup. Comme si ce qui s'est produit à Sarre-Union et dans d'autres cimetières était survenu comme un coup de tonnerre dans un ciel intellectuel, social et médiatique serein. Comme une rupture, alors que c'est une continuation dans le cadre d'une logique de plus en plus perverse. On persévère dans des profanations infiniment moins préoccupantes qui ont commencé en amont et diffusé leur venin multiforme. Le rythme s'amplifie, c'est tout.

Il ne s'agit même pas d'évoquer la paradoxale contagion des dévastations, les unes sur les autres, comme si un signal était donné et qu'il allait nécessairement mettre en branle l'abjection qui, pour des débiles, des désoeuvrés ou des fanatiques, représente une exemplarité comme une autre. Loin que l'opprobre initial constitue un frein, il pousse au contraire vers le pire. Il attire quand il devrait détourner.

La méconnaissance de l'Histoire avec ce qu'elle induit - le passé comme une terre vierge, l'autarcie du présent, un monde sans mémoire et sans compassion, un clivage radical entre les morts humbles ou glorieux et l'arrogance immédiate des vivants - n'est évidemment pas pour rien non plus dans cette chasse honteuse aux cimetières et au silence unique, doux et mélancolique de ces lieux. Pourquoi révérer ce qui ne renvoie à rien d'autre qu'à la finitude d'aujourd'hui ?

Mais, surtout, il y a bien plus qui est l'essentiel.

Il n'y a qu'une différence de degré, et non pas de nature, entre, d'un côté, l'immense dérision contemporaine qui culmine dans l'espace médiatique, sur internet et les réseaux sociaux et, de l'autre, une jeunesse qui parfois se laisse aller à pousser au paroxysme la désinvolture et l'irrespect.

Ici on a un fou rire parce qu'on a évoqué une personne décédée, là on rit grassement de vulgarités, ailleurs un site s'exhibe qui facilite l'infidélité !

On porte l'inélégance à son comble en pourfendant ce qui est sérieux, reconnu, classique, traditionnel. On moque le sacré, tout ce qui de près ou de loin touche l'esprit religieux. Le conformisme est dans la révolte en chambre et le progressisme de salon. Rien de ce qui est sain, normal n'est tolérable. La marginalité confortable a pris ses aises partout.

De petits maîtres télévisuels s'arrogent une mainmise sur des êtres malléables qui prennent le sarcasme et la pauvreté intellectuelle pour un style à adopter. Il paraît qu'il faut rire et que rire de tout, même sans esprit ni sens du langage, autorise tout médiocre à s'afficher pour une lumière.

La gravité est un péché mortel et qui s'y risque est condamné sur-le-champ parce que, n'est-ce-pas?, il faut être drôle. La superficialité rigolote, ce qui banalise le sublime et dégrade l'honorable, l'incoercible propension à traiter de passéistes et réactionnaires les comportements civilisés et courtois, le délitement du savoir-vivre ensemble - pourquoi s'arrêteraient-ils comme par enchantement là où les adultes prétendument responsables l'auraient décrété ?

Comment ces cinq jeunes gens de Sarre-Union et tous les autres se fourvoyant dans les mêmes égarements auraient-ils pu deviner qu'il avaient le droit de jouer, d'insulter et de participer à la débandade nationale, mais seulement jusqu'au racisme et à l'antisémitisme ? Comment auraient-ils pu percevoir qu'à un certain moment, on avait le devoir d'être grave ? Qu'il y avait des tombes et qu'on n'y touchait pas, des morts et qu'on les respectait, des évidences du coeur et qu'on se les formulait ?

Je ne les blâme pas. Ils sont, tout au bout, le résultat d'un univers qui s'étonne, en ne prenant plus rien au sérieux parce que c'est ennuyeux et terriblement ringard, de prendre de plein fouet des transgressions honteuses qui l'émeuvent mais qu'il a suscitées à sa manière.

Maintenant que le tour des cimetières aura été accompli et qu'on aura montré comme on a l'âme généreuse et profonde, pensons à l'avenir.

N'oublions pas de donner le mode d'emploi à ceux qui suivent notre culte de la dérision au pied de la bêtise et questionneront : mais graves à partir de quand ?


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