Les grands hommes sont derrière nous !
Justice au singulier - philippe.bilger, 25/11/2013
Le débat qui dure depuis plusieurs mois sur qui doit ou non être panthéonisé, le rapport demandé par le président de la République au président du Centre des monuments nationaux (CMN) ont le mérite de nous contraindre à une réflexion, beaucoup plus difficile que les échanges familiers et quotidiens du reposant café du commerce pourraient le laisser croire, sur la place et la nature des grands hommes.
Le supplément Culture et Idées du Monde propose précisément une analyse éclairante de Nicolas Weill sur ces personnalités d'exception en tentant de dégager leurs traits communs. A l'évidence, aboutir à un consensus sur ce plan relèverait du tour de force, tant les intelligences et les sensibilités des citoyens passionnés par la politique, la science ou la culture sont naturellement désaccordées et enclines à privilégier, pour les unes, telles facettes, et, pour les autres, des attributs différents.
Que le Panthéon soit fermé, puisque François Hollande n'a interdit aucune piste au président du CMN, ne créerait pas chez moi un immense chagrin mais ne rendrait pas plus aisée la solution à cette énigme qui taraude tous ceux qui, dans leurs jeunes années, ont été nourris de Plutarque et de ses "vies illustres" dans ces classes préparatoires dont la richesse et l'apport sont inestimables et auxquelles il ne faudrait pas toucher.
Régis Debray, sur lequel on peut toujours compter pour ouvrir des chemins décisifs, déclare que "le grand homme est un homme ordinaire qui fait des choses extraordinaires". Sans prétendre à toute force le contredire, j'éprouve parfois l'impression inverse que le grand homme pousse au paroxysme, sur certains plans, des éléments liés à notre humanité commune et que, pour le meilleur de ceux-ci, il leur fait atteindre un tel niveau, une telle intensité que la personnalité qui en bénéficie et qui les offre peut être qualifiée d'extraordinaire.
De sorte qu'elle aura toujours, face au vivier et aux entreprises qui se proposent à elle, quel que soit le caractère contrasté des tâches et des missions, ordinaire ou non, banal ou singulier, la faculté de les gérer de manière extraordinaire. C'est le grand homme qui fait la différence et pas la matière qui va lui advenir.
Régis Debray, à juste titre, oppose le grand homme au chevalier d'autrefois en précisant que sa grandeur n'est pas affaire de généalogie mais individuelle. "Le grand homme n'est pas fait pour humilier, pour assujettir, mais pour admirer".
Sans doute, mais à notre époque de prosaïsme déprimant, le grand homme n'est-il pas d'abord celui qui va nous faire don de ce sentiment trop rare, qui nous manque et dont pourtant on a un besoin absolu : admirer. Le grand homme est fait pour être admiré. Il nous rend service, il nous sort des limbes et nous incite à une adhésion quasiment surnaturelle au sens propre. Il est à la fois celui qui nous ressemble et celui qui nous dépasse. Notre frère et notre modèle.
Mais quelle épouvantable épreuve que de déterminer, d'abord pour soi, encore plus pour les autres et l'Histoire, qui pourrait avoir droit à cette consécration intime ou officielle !
Bien sûr, le grand homme sera derrière nous. Non pas qu'il ne puisse y avoir du souffle, de la respiration et en même temps de l'élévation. Mais par prudence on préfère attendre que le temps ait accompli son oeuvre. Examinons, par exemple, comme la nostalgie d'Henri Guaino, ses hyperboles, son obsession d'inscrire Nicolas Sarkozy vivant au "panthéon des grands hommes" virent, malgré la grande qualité de son admirateur éperdu, au grotesque ! On verra bien plus tard, le plus tard possible, quand de l'eau aura coulé sous les ponts de l'Histoire (20 minutes).
Mais, s'il convient à tout prix de trancher, acceptons la décevante évidence que nous ne pourrons jamais prendre un être comme un bloc et nous réjouir, en béate inconditionnalité, d'une totalité humaine, intellectuelle et morale sans l'ombre d'une ombre, toute composée de lumières.
Le président Kennedy a eu du charisme mais de terribles faiblesses. De Gaulle, génial en certaines périodes, n'a pas détesté le cynisme et parfois l'inhumanité. Il n'est pas un politique, même Churchill, qui n'ait pas eu son lot négatif pour ne pas évoquer les épouvantables tueurs de l'Histoire, Hitler, Staline. Faut-il alors chercher dans les hommes de science, ceux qui, de manière éclatante, ont fait du bien à l'univers et que nulle idéologie n'est venue corrompre ? Peut-être. Car même l'art et la culture, qui pourraient être créateurs de concorde, sont victimes de plus en plus d'appréciations partisanes qui négligent l'essentiel au profit de l'écume.
J'avoue alors ma tristesse de devoir être contraint d'abandonner le royaume violent, brutal, complexe, apaisant, réformiste ou grandiose qui a été, est celui des politiques affrontant l'Histoire et se pliant à l'histoire au quotidien.
Si on continue aujourd'hui à nourrir ce culte des grands hommes, véritable denrée rare, ce n'est pas parce que, comme dans l'Antiquité, on en avait trop, César, Alexandre, Périclès, mais au contraire parce qu'on les recherche comme une aubaine, une gloire, un miracle dans un océan d'obscurités et de grisaille.
Même en nous retournant, on n'en trouve guère.
Ou alors en acceptant qu'ils aient été aussi des hommes en même temps qu'ils furent grands.