Quel diable d'avocat vous fûtes !
Justice au singulier - philippe.bilger, 16/08/2013
Je n'étais pas de vos amis proches - en aviez-vous d'intimes ? - mais à chaque rencontre professionnelle ou festive, vous avez toujours fait preuve à mon égard d'une sympathie à la fois affectueuse et ironique comme si mon enthousiasme et mes questions vous amusaient mais que mon admiration non convenue vous touchait.
Hier, à 88 ans, vous nous avez quittés (Le Monde).
Est-il malséant d'imaginer votre sourire de vieux sage devant les démonstrations, hommages et tristesses, qui vont accompagner votre disparition, tant la finitude de notre condition humaine, sans le secours, pour vous, d'aucune consolation, vous était sensible mais ne vous désespérait pas ? Le courage était d'accepter l'inéluctable la tête haute et l'esprit lucide. Etre homme, c'était d'abord damer le pion au destin en feignant de choisir ce à quoi il nous soumettait.
Mes interrogations, parce que votre personnalité et ses mystères me passionnaient, vous les écoutiez avec beaucoup d'attention mais votre politesse exquise et votre intelligence exceptionnelle les éludaient de sorte que, loin de dissiper les ombres, les échanges avec vous les amplifiaient et que nous sortions heureux des moments où nous avions trouvé votre être clos comme on se heurte à une porte close.
Vous avez su si bien endosser tant de rôles et, au risque d'offenser votre mémoire, je suis persuadé, malgré les apparences, que votre préféré n'était pas celui de l'avocat. Ce n'est pas dire que vous n'avez pas somptueusement réussi dans l'exercice de cette mission de sauvegarde qui vous a contraint à affronter, il y a longtemps, l'angoisse et la peur face aux peines de mort requises et, par la suite, tant de douleurs, de tragédies et de causes équivoques. Vous êtes l'inventeur de la défense de rupture qui consiste à dénier à une juridiction le droit de vous juger et, plus banalement, à sombrer avec les honneurs.
Vous avez si bien représenté l'avocat dans son essence pour beaucoup de jeunes gens que, comme pour Libération plébiscité par les apprentis journalistes malgré ses défauts, vous étiez, et de loin, la figure la plus vantée et un modèle incontestable. Gare à qui aurait osé émettre le moindre bémol sur ce plan !
Je me souviens qu'au cours de votre période de gloire judiciaire, quand Jacques Vergès occupait toutes les têtes, celles qui le récusaient comme celles qui ne juraient que par lui, il suffisait que les médias annoncent que vous aviez été choisi par tel ou tel client pour qu'immédiatement naisse, comme par enchantement, le sentiment que le procès était gagné. Votre nom, et les portes de la vérité et de la justice s'ouvraient. Je ne suis pas sûr que vous n'ayez pas gardé, de cette époque éblouissante, la certitude réconfortante que vous étiez irremplaçable.
Vous avez, avec une intuition géniale, perçu aussi que les causes désespérées étaient évidemment les plus belles, non seulement parce qu'elles plaçaient l'avocat au centre d'un univers qui faisait de lui le seul recours, l'humain dont un autre humain accusé avait absolument besoin, mais surtout en raison du fait qu'ingagnables, elles n'apposaient jamais sur la défense le sceau d'un décret négatif. Désespérées, on ne pouvait que succomber à leur emprise. Grâce à elles et à leur caractère inéluctable, vous n'étiez jamais jugé. Votre présence à elle seule était déjà un exploit. En ce sens, et en bonne logique, pour ces joutes emblématiques où la peine n'attendait que d'être prononcée, vous avez plus promis que tenu. Vous ne pouviez faire autrement.
Surtout, en dépit de vos propos et de vos pages magnifiques sur le rituel et l'esthétique du procès, il m'est souvent apparu que l'essentiel consistait, en certaines circonstances, à faire l'impasse sur la séquence judiciaire pour exploiter - avec quel talent et quelle manipulation - les médias tout enivrés à l'idée de se voir proposer un faux procès à la place du vrai. Vous avez merveilleusement compris que le judiciaire d'aujourd'hui, le spectacle total dont vous rêviez, était indissociable de ses représentations et polémiques spectaculaires, des paradoxes, révélations prétendues, scandales et outrances qui reléguaient le débat de fond au profit d'une histoire de rechange imprégnée d'imaginaire mais contée par un maître.
On vous décrit comme un homme de passion. Pourquoi pas ? On vous qualifie de provocateur ? Sans doute. Même si, à la longue, votre souci de l'être aurait paradoxalement pu faire de vous une sorte de conformiste de la transgression et de l'audace. Rien, à l'évidence, ne vous aurait plus déplu que de n'être plus seul avec une aura sulfureuse mais de vous trouver englué dans une multitude d'atypiques. Il me semble qu'avec une infinie finesse vous vous êtes tenu sur ce fil séparant la bêtise univoque de la pensée intempestive et vulgaire. Vous étiez trop délicat pour ressembler à tous les Vergès du pauvre qui vous ont si médiocrement imité.
S'il fallait vous définir - quelle horreur que cet enfermement même causé par l'empathie pour la liberté faite homme ! -, je vous aurais qualifié à coup sûr d'esthète mais surtout de joueur.
Dans le jeu qui vous concerne, il y a tout, la vie, la justice, la sensualité de l'existence, la culture, les livres, les dialogues, l'amour, l'agilité et le choc des idées, le goût de l'affrontement et le culte des dissidents d'où qu'ils soient, d'où qu'ils viennent - vous étiez le meilleur ami de l'incomparable et anticonformiste avocat Bernard Prévost -, le tragique jamais trop pris au sérieux, l'apologie jamais lassée de la violence et du terrorisme, le futile sublimé, la gastronomie célébrée, le refus de la lourdeur, de la pesanteur, la haine de ceux qui se prenaient pour des institutions, les importants, les corsetés et les décorés, les maniaques de l'idéologie, les contempteurs du relativisme, les entêtés, les trop convaincus.
Le jeu, c'était la légèreté incomparable de celui qui n'a jamais rien à perdre. Et qui jour après jour décline le "dur métier de vivre" à sa manière souriante et pleine d'allure. Jacques Vergès, avec noblesse, vous ne teniez rien tant qu'à vous-même. Vous en avez profité. Et joué de toutes les palettes que vos dons et votre destinée avaient mis à votre disposition.
Jacques Vergès, vous êtes mort comme cela. Nettement. Dans un arrêt royal du coeur.
Vous avez été bien plus.
Bien plus qu'un avocat. Un mythe politique, judiciaire, médiatique. Un homme de théâtre. Une vedette. Beaucoup de lumière mais des mystères pour faire sens. Mettre de la dignité là où l'éclat aurait été trop vif.
Mon cher Jacques, quel diable d'avocat vous fûtes !