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Encore un effort, Claude Lanzmann !

Justice au singulier - philippe.bilger, 23/11/2013

Encore un effort, Claude Lanzmann, pour admettre qu'il y a de la compréhension à donner, à offrir partout.

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Je ne voulais pas aller voir le très long film de Claude Lanzmann consacré pour l'essentiel au ghetto de Theresienstadt et à un entretien avec celui qui fut son dernier Doyen des Juifs Benjamin Murmelstein.

Pourtant, j'ai craqué et j'ai tenu.

Je n'ai jamais été fanatique ni inconditionnel de Claude Lanzmann.

D'abord il l'est suffisamment de lui-même.

Ensuite, il a, pour le servir et l'honorer, une cour intellectuelle et médiatique largement assez fournie pour la vanité d'un seul homme. Quoi qu'il fasse ou qu'il écrive - il y avait de très beaux passages dans le Lièvre de Patagonie mais que de tunnels et de longueurs ! -, les hyperboles pleuvent sur lui et sur ses oeuvres et la moindre voix discordante constituerait une faute de goût.

Par ailleurs, lui qui, pour beaucoup, est une exemplaire incarnation de l'humanisme avec un devoir de mémoire ne laissant place à rien d'autre a tout de même été le compagnon idéologique d'un Jean-Paul Sartre qui n'a jamais brillé, contrairement à Camus, par une recherche éperdue de la vérité et de la justice et par le refus de tout totalitarisme meurtrier.

Bref, Claude Lanzmann est un homme, pas une figure.

Son film sur "le dernier des injustes" est passionnant, au moins pour une large part.

Dès que Lanzmann s'affiche, se montre, est à l'écran, parade au milieu des tragédies et des exterminations qu'il relate, son narcissisme même talentueux m'est insupportable.

Mais il est un formidable questionneur, et étrangement discret, réservé, attentif et à l'écoute. Cela nous change de lui et de ses monologues aussi graves qu'ils soient. Dans les échanges qui représentent le meilleur de l'oeuvre, Lanzmann est à son meilleur et il révèle une facette de sa personnalité qu'il gagnerait à privilégier. La vanité lui va moins bien que la retenue.

Mais, sans vouloir diminuer son mérite puisqu'il a eu l'idée de nous offrir ce dialogue avec ce personnage, il a trouvé, avec Benjamin Murmelstein, un interlocuteur d'exception.

Une intelligence remarquable, une capacité d'analyse hors du commun, une aptitude à la clarté et, à la fois, à la profondeur, une culture éblouissante, un réalisme froid et lucide sur les rapports humains au sein du ghetto, sur les relations de pouvoir et de jalousie avec les deux Doyens des Juifs auxquels il avait succédé.

Une explication sans fioriture, aussi, de sa démarche quand, Doyen des Juifs, il a tout fait pour que le ghetto demeure, qu'il soit le plus présentable possible afin qu'on vienne le voir, le visiter. Le ghetto maintenu, c'était la survie, la sauvegarde de ceux qu'il avait sous sa responsabilité malgré la tutelle nazie du commandant du ghetto.

On n'a jamais mieux fait comprendre - grâce à la parole convaincante et sincère de Murmelstein qui, à l'issue de l'enfer, a été exonéré, en fin de compte, de toute charge,- la philosophie, la tactique, les forces et les faiblesses de l'attitude de collaboration, son efficacité et ses risques.

Je me demandais, face au comportement si aimable, presque fraternel, de Lanzmann face à son interlocuteur, si celui-là était bien conscient de la possibilité de généraliser cette pratique du moindre mal, cette volonté de pactiser avec le diable pour obtenir en échange des bénéfices pour la communauté ou des personnes en particulier - de se compromettre mais par éthique en quelque sorte.

Evidemment, devant une telle interprétation, Lanzmann serait certainement horrifié car je présume que s'il a pu nouer un contact durable et chaleureux avec le "collabo" Murmelstein, cela tient seulement au fait que cet univers oppose les bourreaux et les gardes nazis mais seulement à des Juifs - que Murmelstein, qu'il s'agit pour Lanzmann de comprendre et d'absoudre à tout prix, est juif, que les malheureux dans ce ghetto sont juifs et que ceux qui vont plus tard blâmer Murmelstein avant de l'innocenter sont juifs. Dans ces conditions, Lanzmann n'éprouve aucun scrupule à user d'empathie à l'égard d'une connivence, d'actions et de compromissions qui chez d'autres non juifs l'auraient révulsé.

Pourtant, il y a eu certainement des condamnations, de la justice expéditive, des exécutions sommaires de gens qualifiés de "collaborateurs" qui avaient été inspirés par le même souci de sauvegarde que celui manifesté au sein du ghetto par Murmelstein. La différence est qu'ils n'étaient pas juifs et qu'ils n'avaient sans doute pas risqué leur honneur et leur réputation que par souci des juifs mais pour sauver tous ceux que leur conception de la collaboration avaient mis sur leur chemin.

Pour tous ces collabos qui étaient tout sauf des salauds - il y en a eu, et d'absolus, je ne le nie pas -, Lanzmann n'aurait jamais éprouvé l'envie d'aller dans leurs tréfonds pour appréhender leurs motivations, leurs ressorts. Ils n'étaient pas Murmelstein.

Celui-ci termine ce film, parlant du dernier Doyen des Juifs qu'il a été, du survivant qu'il est, par cette pensée qui mériterait un long moment de silence et de réflexion. "Les Doyens des Juifs, on peut les condamner, pas les juger".

Encore un effort, Claude Lanzmann, pour admettre qu'il y a de la compréhension à donner, à offrir partout.


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