Etats d'âme - 1
Justice au Singulier - philippe.bilger, 20/07/2018
Partant en vacances et persuadé que l'actualité ne me donnerait pas forcément l'opportunité de mes billets habituels malgré leur registre assez étendu, je m'étais promis de changer de méthode et de publier assez régulièrement mes états d'âme sur un certain nombre de concepts, d'idées et de sentiments qui agitent, sollicitent ou angoissent l'humanité.
Sans me pousser du col, jouer au philosophe de l'infiniment pauvre. Dans la banalité des jours et de leurs aléas.
Le hasard faisant bien les choses, depuis quelque temps m'était revenue en mémoire, de très loin, une pensée de Sénèque cherchant à rassurer ceux qui autour de lui avaient peur de la mort.
Son argument était simple. Vivant, elle n'est pas encore là. Mort, nous ne sommes plus là. Par cette conception mécanique de la vie et de la mort il espérait tranquilliser et persuader chacun qu'il était absurde de s'inquiéter du passage entre le souffle et son absence car jamais nous ne serions confrontés à un état qui justifierait la peur.
Cette sagesse m'apparaissait déjà bien courte et prosaïque quand je m'efforçais de traduire les belles Lettres à Lucilius de Sénèque. Au fil des années je l'ai trouvée insupportable. Comment, en effet, réduire nos interrogations sur la vie et la mort à cette caricature de réflexion qui n'oubliait qu'une chose : l'existence elle-même.
Tout ce qui au sein de celle-ci, bien avant l'heure, instille le poison de la finitude, l'effroi de la fin, tout ce qui ne nous laisse pas en repos, écartelés que nous sommes entre un passé dépassé, un présent pas assez savouré et la hantise, à tout âge, d'un avenir implacablement clos. J'entends bien que la jeunesse peut s'imaginer éternelle ou en tout cas chasser les mélancolies crépusculaires parce qu'elles sont encore trop lointaines.
Mais la précipitation avec laquelle la conscience d'être mortel retombe sur nous et notre destin ! Au point, paradoxalement, d'être tenté d'inviter le bonheur à ne pas être trop intense, trop éclatant pour qu'il n'aggrave pas notre indignation face à une scandaleuse fatalité !
Comment même accepter cette douloureuse stupéfaction de respirer maintenant et de disparaître la seconde d'après ?
Si on croit à une vie éternelle, on y parvient. Je suis envieux de ceux qui attendent avec espérance et sans aucune crainte l'effacement de leur enveloppe terrestre parce que des portes s'ouvriront sur un autre monde. Mais la force qu'il faut pour avoir cette perspective en soi comme une évidence !
Je me sens incurablement pécheur. Tout imparfait et médiocre. Empli d'humeurs étriquées.
Sénèque n'aide en rien. Nous ne sommes pas un problème de mathématiques et la raison ne nous est d'aucun secours.
Notre humanité est belle précisément parce qu'elle ne fuit aucune des terreurs qui lui font mal, aucune des joies qui la comblent et aucune de ces voluptueuses, lancinantes et insolubles interrogations qui rendent la vie délicieusement, douloureusement insupportable.