FabLabs, Hackerspaces : quel régime de propriété pour les lieux d’innovation partagée ?
:: S.I.Lex :: - calimaq, 5/02/2015
La semaine dernière dans le cadre du 1er Festival du Domaine public, a eu lieu à la Paillasse une très discussion sur le « Domaine public et le vivant », dont j’ai eu le privilège d’être le modérateur. L’un des points du débat a porté sur la question du régime de propriété applicable aux créations produites dans des lieux d’innovation partagée, comme la Paillasse. « Laboratoire de biologie participative« , La Paillasse constitue l’équivalent d’un Hackerspace dans le champ de la biologie, proposant des espaces et du matériel à une communauté pour innover de manière collaborative.
Les FabLabs et les Hackerspaces ont des liens très forts avec l’Open Source et la philosophie du logiciel libre, dont ils ont étendu la logique à la sphère de la fabrication d’objets physiques. Dans cet article sur Rue89 consacré à la « Fabrique d’Objets Libres », un FabLab situé à Lyon, le lien est fait entre les licences libres comme si c’était quelque chose d’entièrement naturel :
[…] dans tous les ateliers du « FabLab » de Lyon, le travail collectif est imposé. Ici, au phénomène à la mode du « Do It Yourself », on ajoute le « Do It With Others ». Même si cela n’est pas toujours facile à comprendre pour tous les adhérents. Certains avouent être plus des « solitaires ».
Les bénévoles de l’association sont conscients de cette difficulté. Mais ils cherchent à faire évoluer les mentalités. Sur ça et sur le fait que l’association impose le partage des procédés de création d’un objet. Dans un « FabLab », toute production se fait sous licence libre et est diffusée sur le web.
Imposer l’usage des licences libres ?
La phrase « l’association impose le partage des procédés de création d’un objet » est particulièrement intéressante, car la discussion de la semaine dernière à la Paillasse a montré qu’un FabLab ou un Hackerspace n’a en réalité quasiment aucune possibilité légale d’imposer la mise en partage de la propriété intellectuelle à ses membres. C’est ce qu’a montré notamment Jonathan Keller, l’un des membres de la Paillasse, dans une présentation où il a commencé par rappeler qu’en droit français, les droits de propriété intellectuelle appartiennent en principe aux personnes physiques à l’origine d’une création. Les exceptions à ce principe sont rares : oeuvres dites « collective », statut particulier des journalistes ou des agents publics, bases de données, logiciels ou « inventions de mission » créés par des salariés. Dans ces hypothèses délimitées, qui renvoient à une création en situation de subordination, le titre de propriété, droit d’auteur ou brevet, va pouvoir appartenir à l’employeur d’un salarié.
Mais les membres d’un FabLab, d’un Hackerspace ou d’un laboratoire de biologie participative comme la Paillasse ne sont pas justement dans une telle situation de subordination, quand bien même ils utilisent les moyens mis à leur disposition (gratuitement ou non). Dès lors, les droits sur les créations produites dans un lieu d’innovation restent aux individus qui les fréquentent et l’ouverture sous licence libre ne peut être que le fait d’un choix volontaire. Un tel lieu qui voudrait « imposer », comme dit plus haut, à ses membres de recourir aux licences libres aurait bien du mal à le faire valablement.
A défaut d’imposer cette ouverture avec la force du droit, on peut bien sûr se tourner vers des règles éthiques, qui occupent une place importante parmi les communautés fréquentant les lieux de fabrication numérique et d’innovation partagée. La fameuse « Charte des Fab Labs« , élaborée par le MIT, est emblématique de cet état d’esprit. Mais lorsqu’on regarde attentivement ce qu’elle dit à propos des questions de propriété intellectuelle, on est assez surpris du flou qui caractérise les principes qu’elle énonce (extraits) :
Education : la formation dans le fab lab s’appuie sur des projets et l’apprentissage par les pairs ; vous devez prendre part à la capitalisation des connaissances à et à l’instruction des autres utilisateurs.
Secret : les concepts et les processus développés dans les fab labs doivent demeurer utilisables à titre individuel. En revanche, vous pouvez les protéger de la manière que vous choisirez.
Business : des activités commerciales peuvent être incubées dans les fab labs, mais elles ne doivent pas faire obstacle à l’accès ouvert. Elles doivent se développer au-delà du lab plutôt qu’en son sein et de bénéficier à leur tour aux inventeurs, aux labs et aux réseaux qui ont contribué à leur succès.
On constate en lisant ces lignes que l’éthique des Fab Labs repose sur le partage des connaissances, mais avec une portée finalement assez limitée, puisque cela concerne essentiellement la communauté fréquentant le lieu. Les « concepts et processus développés dans les fab labs » ne doivent pas être tenus secrets, mais rester disponibles pour les autres membres à des fins d’étude individuelle. Mais cette obligation minimale de mise en partage n’empêche pas que ces créations puissent ensuite être « protégées de la manière que vous choisirez« . Il n’y a donc au final aucune obligation d’opter pour des licences libres, lesquelles ne sont nullement citées dans la Charte, et le recours aux brevets ou à la réservation des droits par le biais du droit d’auteur n’est pas formellement déconseillé.
Le même flou entoure la question des activités commerciales, puisque en accord celles-ci ne sont pas découragées (point commun avec la philosophie de l’Open Source et du logiciel libre), mais la Charte énonce une recommandation assez nébuleuse de réciprocité, quand elle dit que les activités commerciales incubées dans des Fab Labs « devrait bénéficier à leur tour aux inventeurs, aux labs et aux réseaux qui ont contribué à leur succès« . Le meilleur moyen d’arriver à un tel résultat serait de recommander l’usage de licences libres comportant une clause de partage à l’identique (Copyleft), mais la Charte du MIT ne va pas aussi loin.
La propriété industrielle, incompatible avec la Culture libre ?
Imaginons néanmoins qu’un lieu d’innovation partagée se dote d’une Charte allant plus loin que celle du MIT en matière de propriété intellectuelle et recommandant la mise en partage de la propriété intellectuelle par le biais de licences libres. Un autre problème surviendrait alors qui tient au fait que les licences libres s’appliquent de manière différente aux divers champs de la création. Pour ce qui est des oeuvres de l’esprit (créations relevant de la propriété littéraire et artistique), ainsi que pour les logiciels, les licences libres ou Open Source ont déjà largement fait leur preuve et leur usage ne pose guère de difficultsé. Mais dans les lieux de fabrication numérique et d’innovation partagée, ce sont aussi des questions de propriété industrielle qui peuvent se poser, à propos des inventions développées en leur sein.
Or comme j’ai déjà eu l’occasion d’en parler dans un billet récent à propos de la mise en partage des brevets, il n’existe pas encore de cadre juridique vraiment solide pour appliquer la logique des licences libres à des inventions brevetables. On voit certaines industries, comme les sociétés Tesla ou Toyota, qui s’engagent progressivement à renoncer à opposer leurs brevets à des personnes souhaitant utiliser certaines de leurs technologies, mais quand bien même certains parlent à ce sujet « d’Open Source » appliqué à des brevets, cette mise en partage s’opèrent dans un grand flou artistique et sans recours à des licences formalisées qui garantiraient les droits des réutilisateurs.
A Nantes, l’association PiNG a réfléchi à ces questions dans le cadre de la CEPI (Cellule d’Expérimentation sur les Propriétés Immatérielles) et leurs travaux ont abouti à la conclusion qu’il existe aujourd’hui une certaine incompatibilité entre la logique de la propriété industrielle et celle de la culture libre :
À la différence de la propriété littéraire et artistique, la propriété industrielle suppose une formalité de dépôt pour obtenir des droits sur une production. Le cas le plus connu est celui du brevet auquel moult entreprises ont recours pour faire valoir leur droit de propriété sur telle ou telle « invention », afin d’en posséder les droits d’exploitations exclusifs. Le dépôt de brevet est coûteux mais ne pas déposer de brevet peut également faire perdre beaucoup d’investissement à celui ou celle qui a passé du temps sur le développement d’un nouveau dispositif. C’est pourquoi, le champ de la propriété industrielle est peu compatible en l’état, avec la Culture Libre. Il existe cependant une solution des plus altruiste : publier son invention, ce qui la fait entrer dans le domaine public. Cette publication empêche quiconque de déposer un brevet mais ne permet pas à l’inventeur de « contrôler » l’exploitation qui sera faite de son invention.
Afin de garder ce « contrôle », une solution alternative peut être envisagée, en l’état actuel des choses. Elle consiste à payer pour le dépôt d’un brevet, d’en devenir ainsi propriétaire et exploitant. De là, le propriétaire peut imaginer toutes les modalités d’utilisation qu’il veut. Il peut décider que son invention ne peut-être utilisée que dans un cadre non commercial. En quelque sorte, il se libère de ce dont il est propriétaire… difficile d’imaginer une telle vague d’altruisme de la part des entreprises qui dominent le marché. D’autant plus qu’une invention brevetée est forcément une connaissance partagée par tous, même si non exploitable/utilisable par tous, du fait que le brevet une fois validé, se formalise sous une documentation accessible par tout le monde.
Au cours de cette année d’expérimentation avec la CEPI, nous avons donc buté sur cette notion qui donne lieu à cette conclusion temporaire : Aucun dispositif actuel ne permet la libération de la propriété industrielle avec un contrôle a posteriori.
En ce sens, il peut être intéressant d’aller plus loin dans nos investigations sur ce sujet afin de trouver des solutions, ou d’en imaginer, pour rendre possible une création industrielle qui soit en adéquation avec les valeurs de la Culture Libre.
Ces réflexions sont particulièrement intéressantes, car elles illustrent bien une difficulté à laquelle nous nous sommes aussi heurtés lors de la discussion de la semaine dernière à la Paillasse. Les créateurs d’inventions sont placés face à une alternative peu satisfaisante : soit ils déposent des brevets, mais la logique de ce système de protection des droits est aux antipodes de la philosophie du Libre ; soit ils laissent leurs inventions dans le domaine public, mais ils doivent alors renoncer à tous leurs droits, y compris l’attribution ou le partage à l’identique que favorisent une licence comme la GNU-GPL pour les logiciels. Par ailleurs se pose aussi la question des modèles économiques que ces porteurs de projets pourront développer, qui peuvent nécessiter une part de réservation des droits.
Quelque part, il manque dans le champ de la propriété industrielle quelque chose qui ressemblerait à la viralité des licences libres. Un programmeur qui publie un logiciel sous licence libre a la certitude que sa création ira alimenter un « pot commun » dans lequel nul ne pourra venir puiser sans devoir y contribuer en retour. Avec les inventions, une telle viralité est difficile à penser et cette faiblesse rejaillit par ricochet sur les lieux d’innovation partagée : leur utilisation ne garantit pas que les principes de partage qu’ils entendent en principe promouvoir s’appliquent réellement à leurs membres.
Esquisses de solutions juridiques
Existe-t-il des solutions juridiques pour surmonter ces difficultés ? Dans un billet précédent, j’avais évoqué le lancement l’an dernier d’une licence intitulée la Defensive Patent Licence, qui permet la mise en partage de brevets au sein d’un cercle de personnes renonçant à exercer leurs droits entre elles, mais pas à l’égard de tiers hostiles. La logique de cette licence consiste à créer peu à peu un « réseau de brevets partagés » et on se dit que les communautés des lieux d’innovation partagée pourraient assez naturellement alimenter un tel réseau, à condition quand même d’accepter entrer dans la logique du dépôt de brevets…
Par ailleurs, comme je l’ai dit plus haut, on perçoit en filigrane lorsqu’on lit la Charte des Fab Labs, l’idée qu’un principe de réciprocité devrait guider les relations entre les membres de la communauté qui fréquentent les lieux d’innovation partagée. Ceux qui bénéficient de la mise à disposition de matériels et du partage de connaissances et de savoir-faire devraient à leur tour rendre à la communauté qui les a aidés. Or on retrouve le même esprit dans les licences à réciprocité dont j’ai eu plusieurs fois l’occasion de parler dans S.I.Lex : la Peer Production Licence ou la Reciprocity Commons Licence. L’idée de ces nouvelles licences en gestation consiste à autoriser les usages non-commerciaux, mais à réserver la possibilité de faire un usage commercial d’une ressource soit aux entités structurées en coopératives, soit à celles qui « contribuent aux Communs« , d’une manière ou d’une autre.
Le problème, c’est que pour l’instant ces licences à réciprocité ont été pensées comme des adaptations des licences Creative Commons et ne sont donc applicables qu’aux oeuvres de l’esprit et pas aux inventions protégées par la propriété industrielle. C’est d’ailleurs sans doute une des faiblesses de la démarche, car il me semble que le potentiel des licences à réciprocité serait peut-être plus fort pour les inventions que pour les oeuvres.
Une dernière idée est peut-être à explorer si l’on veut qu’au-delà de vagues recommandations, les lieux d’innovation partagée soit davantage en mesure d’imposer à leurs membres le recours aux licences libres. Pour l’instant, la plupart de ces lieux sont soit rattachés à une institution, soit structurés en associations, avec des conditions d’utilisation très ouvertes qui constituent d’ailleurs une de leurs caractéristiques. Mais il me semble qu’une réflexion sur les statuts de ces lieux devrait être approfondie. Le spécialiste des Communs et des pratiques de Peer-to-Peer Michel Bauwens par exemple évoque souvent l’idée que le passage vers une économie de la connaissance ouverte nécessite que se structure une nouvelle sphère de coopératives, s’inspirant à la fois des principes de l’Economie Sociale et Solidaire et de la Culture libre (fusion appelée « Coopérativisme ouvert »). Sans aller jusqu’à établir un lien de subordination avec leurs membres, ce qui serait contraire à leur philosophie, les lieux d’innovation partagée pourraient adopter le statut de coopératives, impliquant pour leurs membres le respect d’un principe de réciprocité, y compris dans le partage de la propriété intellectuelle. Ils deviendraient alors au sens propre des « coopératives de savoirs partagés ».
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Il me semble qu’il s’agit d’une piste intéressante à creuser et il deviendra sans doute urgent de le faire si l’on veut éviter que l’esprit originel des Fab Labs, Hackerspaces et autres lieux d’innovation partagée ne finissent par se diluer et se corrompre comme on a pu le voir dans d’autres secteurs de « l’économie du partage ».
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