La Justice est-elle indésirable ?
Justice au Singulier - philippe.bilger, 16/01/2016
Depuis l'instauration de l'état d'urgence et la concrétisation - enfin ! - de la volonté de l'Etat de se donner les moyens de lutter contre le terrorisme, le débat ne cesse pas au sujet du rôle respectif des magistrats, des procureurs notamment, de la police et des préfets.
Il est normal que le nouveau projet de loi antiterroriste qui pour l'essentiel vise à élargir les pouvoirs du parquet, de la police et des préfets, tout en prévoyant certains contrôles - le parquet devra obtenir l'accord du JLD pour poser un micro ou une caméra chez un suspect, les procureurs seront tenus d'enquêter à charge et à décharge et les juges d'instruction ne pourront plus écouter parlementaires, avocats ou magistrats que sur décision motivée du JLD - suscite des réactions et puisse être perçu comme un désir d'ancrer des dispositions au caractère exceptionnel dans la justice du quotidien. Une urgence et son efficacité qui deviendraient en quelque sorte la norme (Canard enchaîné).
Faut-il s'en plaindre ?
Le 12 janvier, le tribunal correctionnel de Bordeaux a relaxé le majordome de Liliane Bettencourt qui avait enregistré durant un an les conversations de la milliardaire et les cinq journalistes qui en avaient publié des extraits choisis parce que le processus incriminé relevait "d'un acte socialement utile". La juridiction a épinglé rudement au passage le procureur Courroye et le conseiller Justice de Nicolas Sarkozy, Patrick Ouart, qui tenaient informée l'une des parties à la procédure de l'évolution de celle-ci et de la décision à venir (Le Monde).
C'est au regard de cet épisode et de la tonalité générale d'un quinquennat, peu acceptable pour la magistrature honorable, qu'il convient d'appréhender la suite. On sait que la fonction de juge d'instruction a été paradoxalement sauvée par le cynisme intéressé du pouvoir qui a pu compter sur quelques auxiliaires bien placés.
Le quinquennat de François Hollande nous confronte à cette réalité d'une politique ministérielle calamiteuse conjuguée, il faut l'admettre, à une plus grande liberté et indépendance des pratiques dans la gestion des dossiers sensibles. Le pire et le meilleur donc depuis 2012. Avec une courtoisie à l'égard du corps judiciaire qui avait oublié durant cinq ans qu'elle pouvait exister.
Il est hors de question de relancer la problématique liée au maintien ou non du juge d'instruction. Il ne bougera plus de notre paysage judiciaire. Il est sacré mais peut-être va-t-on le priver de sa pitance ?
Le projet de loi qui va être débattu tient compte de son existence, de son influence mais réduit celle-ci. Le juge d'instruction n'est pas effacé mais contourné avec habileté et force est de reconnaître que les tragédies de janvier puis de novembre 2015 n'ont pas rendu absurde la configuration qui nous est dorénavant proposée et ne nous entraîne pas vers un Etat policier, avec ce qu'une telle définition a de négatif dans la bouche par exemple d'un Gilbert Collard.
Face à l'obligation pour le pouvoir de modifier ses paramètres et sa vision habituels, on peut considérer que la focalisation sur le parquet et surtout sur la police est susceptible de répondre, au-delà du catéchisme symbolique sur les juges du siège, à une double préoccupation.
La Justice proprement dite a-t-elle été ou serait-elle si efficace que cela ? J'ai bien compris la teneur du discours du plus haut magistrat de France, un professionnel légitimement respecté, mais le regret de Bertrand Louvel de voir les juges laissés de côté par ce dispositif de protection et d'attaque n'élude-t-il pas la question de leur véritable utilité en ces temps troublés, par rapport aux autres forces et autorités mises à contribution (Le Figaro) ?
Puisqu'aucune solidarité authentique ne s'est jamais manifestée entre police et justice et que la seconde a toujours trouvé à redire aux actions de la première, alors que pourtant, pour le combat d'aujourd'hui, la cohérence est plus que jamais nécessaire, la concentration sur le parquet et la police et, sur un autre registre les préfets, va au moins assurer une unité de vue et une coordination inspirée peu ou prou par le même esprit.
Le climat ne s'y prête pas mais il y aurait matière à ironie dans la constatation que François Hollande est vigoureusement, voire violemment décrié au moment même où il proclame et met en oeuvre une résolution qui, derrière la tactique, est toute de rigueur, de sévérité et de rupture à l'encontre du terrorisme mais le conduit à maintenir une garde des Sceaux qui, récemment encore, a été fustigée par la Conférence des procureurs à cause de l'écart choquant entre les missions multipliées et la pénurie des moyens, son président allant jusqu'à déplorer "la faillite du service public de la justice".
Le président de la République cerné par les protestations d'une majorité des socialistes et de la gauche de la gauche d'un côté, par le supplice de Tantale que lui fait endurer la droite prête à voter le projet de révision constitutionnelle mais on ne sait jamais ! de l'autre, n'oublie pas les magistrats. Comme la justice a été déclarée clairement indésirable parce qu'il faut aller de l'avant et qu'elle serait à la traîne, François Hollande veut les apaiser par ailleurs. Il va inscrire dans le projet de révision la réforme du parquet et du CSM visant à augmenter le nombre de magistrats en son sein et à aligner le statut des magistrats du parquet sur celui du siège.
Je ne vais pas faire de surenchère mais, en cas de révision, le CSM va devenir de plus en plus corporatiste et l'assimilation du parquet et du siège ne rendra pas, pour le citoyen, le monde judiciaire plus lisible, bien au contraire. La séparation organique, dans deux univers distincts, indépendants l'un de l'autre, du siège et du parquet, loin de les affaiblir, renforcerait l'un et l'autre. On sortirait de l'air du soupçon permanent.
La justice est-elle indésirable ? En tout cas, il ne suffit pas qu'elle se déclare nécessaire mais qu'elle le démontre.