Sous Dieudonné, la liberté ?
Justice au singulier - philippe.bilger, 10/01/2014
Patrick Cohen n'aurait jamais invité sur France Inter Dieudonné, contre la démarche prônée par Frédéric Taddéï pour son émission de débat, parce que l'humoriste est raciste et antisémite. Dieudonné a tenu et répété des propos antisémites à l'encontre de Patrick Cohen parce que ce dernier l'avait, selon lui, ostracisé.
On s'arrête quand ?
Bien au-delà du processus infernal que l'interdiction a mis en branle pour, à terme, une confusion et un désordre dont on n'avait pas besoin, quelle que soit l'issue des autres décisions administratives et des recours, la problématique posée par les représentations et la parole de Dieudonné nous confronte à un certain nombre d'interrogations et de difficultés qu'il n'est pas malséant, je l'espère, de formuler.
Je prends cette précaution parce que la liberté d'expression, pour être un thème et un principe qui me passionnent et sur lesquels donc je reviens inlassablement, est loin de favoriser des échanges consensuels, par exemple l'argumentation de gauche convenue d'un Laurent Joffrin et plus fine d'un Gérard Courtois, tous deux pour l'interdiction, en contradiction avec celle d'une rectitude indivisible et à mon sens bienvenue d'un Edwy Plenel.
Par exemple aussi, la honteuse couverture du Nouvel Observateur osant, sous ce titre choc : La haine, placer Eric Zemmour aux côtés de Dieudonné et Alain Soral. Comme s'ils avaient quoi que ce soit à voir entre eux sauf à faire passer l'intelligence critique de l'un pour les éructations racistes et antisémites intermittentes des autres.
Ce qui rend l'analyse aujourd'hui plus nourrie qu'hier tient au fait que nous disposons, pour appréhender les motivations et les convictions du public de Dieudonné, de deux remarquables articles où pour une fois les journalistes - deux à Libération, une au Monde - n'ont pas cherché à nous imposer leurs préjugés en les déguisant en enquête.
Ces spectateurs dans des salles pleines à des tarifs élevés - "jeunes, souvent de gauche, se défendant de tout antisémitisme et revendiquant de pouvoir rire de tout" - proposent, pour justifier leur engouement et expliquer, pour beaucoup, leur inconditionnalité, un certain nombre de pistes qui ne sont pas toutes dérisoires ou sans intérêt. En dehors de l'inévitable mauvaise foi qui doit conduire certains à dissimuler qu'obscurément, derrière la dénonciation du sionisme, ils sont heureux de voir "casser" du juif, les motivations avouées n'ont rien de déshonorant à partir du moment où d'une part les fans de Dieudonné ont une conception très élargie, voire absolue de la liberté d'expression et où d'autre part ils ne récusent pas obligatoirement l'action de la justice si celle-ci se doit d'intervenir.
Cet inventaire est riche d'enseignement qui met en exergue très banalement le fait que Dieudonné les fait rire - et pas seulement pour ses saillies de nature politique et confessionnelle - et qu'ils le considèrent comme le plus grand humoriste. A regarder et écouter un sketch comme par exemple "Le cancer", sans l'ombre d'une allusion douteuse, cette appréciation n'est pas infondée.
A bien les entendre, il y a aussi une forme de lassitude, de saturation. "La Shoah, on en a mangé jusqu'à la terminale. Le génocide rwandais, je n'en ai pas entendu parler". D'une certaine manière, l'évocation sarcastique, voire cynique de sujets qui sont protégés la plupart du temps par une bienséance totale - et donc la Shoah, pour un Dieudonné, représente évidemment le comble de la transgression - répond au désir de faire disparaître par la moquerie et la dérision une tragédie que depuis tant d'années on rappelle sur tous les registres et dans tous les supports avec une tonalité dont la plénitude tragique, depuis 70 ans, nous est sans trêve rappelée. Comme si nous pouvions l'ignorer alors qu'au contraire le ressassement peut aboutir à la désinvolture forcée de l'occultation ou de l'indifférence.
Autre chemin capital que les admirateurs de Dieudonné parcourent volontiers et qui est celui "de la hiérarchisation de la souffrance des peuples et l'échelle mémorielle, et c'est sur ça qu'il dégueule". Pourquoi si peu d'indignation pour les caricatures de Mahomet - j'ai moi-même soutenu Charlie Hebdo - et tant pour des propos sur la Shoah immédiatement taxés de scandaleux et d'indignes ?
Ce sentiment pour telle ou telle communauté de se sentir moins à l'abri est révélateur d'un double danger : en même temps que pour d'aucuns on en parle trop, on ne parle pas assez des autres ! Surabondance et inégalité mémorielles faciles à comprendre sinon à justifier.
La Shoah, génocide exceptionnel, unique, est là, en permanence, si longtemps après pourtant, comme l'affreuse incarnation de ce qui a été et comme l'angoisse jamais apaisée de ce qui pourrait être à nouveau. C'est ce que croit en tout cas une part importante de la communauté juive. A chaque fois donc qu'un propos critique est tenu qui dépasse la dénonciation de l'Etat religieux d'Israël ou qu'un humoriste s'autorise à aborder les souffrances et les morts de l'Holocauste, resurgit le spectre lancinant d'un avenir qui serait forcément conforme à ce passé si éloigné. Ce qui signifie que, au sujet de la communauté juive et pour ceux qui s'y risqueraient, entre le silence et l'infraction, il y a très peu d'espace pour la parole ou l'écrit, même les plus honorables. L'alternative se trouve être, le plus souvent, entre la prudence ou la provocation.
Il me semble cependant qu'il y a des attitudes possibles, qui ne seraient pas indécentes et qui ne nieraient pas le caractère monstrueusement unique de l'Holocauste - extermination industrielle de Juifs à cause de leur qualité d'humains - mais en acceptant que dans l'immense vivier du monde depuis des siècles, il y ait des épreuves et des monstruosités sur lesquelles on ait aussi le droit de compatir sans être blâmés.
Il y a enfin de la banalité chez Dieudonné dans le sens où il pousse au paroxysme les échappées délétères d'une société verrouillée - il y a probablement alors, chez quelques-uns de ses auditeurs, l'impression qu'ils sont eux-mêmes des aventuriers de l'audace et des "petits entrepreneurs" non pas de la haine mais de l'interdit et donc de l'inédit. Je suis sûr qu'on va aussi voir Dieudonné, profondément, pour soi.
Il représente le faîte d'un univers de comédie et de dérision cultivé par un certain nombre d'humoristes qui ne traitent, eux, que de sujets sans danger. La différence entre eux et lui, ce n'est pas la grossièreté et la vulgarité - qu'on écoute un Bigard ou un Baffie - mais l'envie d'appréhender, avec Dieudonné, justement autre chose. "Il ne fait pas des sketchs sur ce que tu as mangé, il le fait sur les communautés, sur les banlieues, et il incarne toujours des gros cons, des abrutis. C'est une manière de rire des crétins, il grossit le trait là où ça fait mal". Qu'on le déplore ou non, l'aura ravageuse de Dieudonné est la conséquence inéluctable de la médiocrité du rire artistique et médiatique français.
Le tribunal administratif de Nantes a suspendu l'arrêté d'interdiction en adoptant une argumentation de bon sens juridiquement adaptée mais le Conseil d'Etat saisi d'urgence pour appel par le ministre de l'Intérieur l'a maintenu selon des modalités expéditives ne permettant même pas à l'avocat de Dieudonné d'être présent à Paris. L'axe central du raisonnement suivi par le juge des référés Bernard Stirn, en rupture par rapport à la jurisprudence classique, est extrêmement préoccupant pour les libertés publiques et les spectacles de toutes sortes puisque s'attachant au contenu présumé de la représentation, il valide ainsi, pour ce qu'il qualifie ici ou là d'atteintes à la dignité humaine, l'interdiction administrative en s'opposant frontalement à l'état de droit qui relève, qualifie et poursuit après. Régression "lourde de conséquences pour la liberté d'expression" selon la LDH. Soumission.
C'est un pouvoir de gauche qui, par son hystérie, a réussi à imposer ce triste revirement qui fait que demain, des pièces ou des spectacles contestés mais défendus au nom de la liberté d'expression pourront être interdits de la même manière pour peu qu'un gouvernement continue à se préoccuper de ce qui est récréatif ou non, public averti ou non, décence ou indignité, humour véritable ou haine à supprimer.
On ne m'enlèvera pas de l'idée que le pouvoir ne pouvait pas se permettre un Waterloo le 9 janvier, mais qu'il ne se réjouisse pas trop vite : son Austerlitz a un goût de défaite et de reniement (20 minutes). La République aurait gagné. Qui oserait dire qu'elle a été présente, telle une exigence, tous ces jours derniers ?
Je me trompe ou le président avait dit durant sa campagne qu'il voulait rassembler les Français ?
Seul bienfait : sous Dieudonné, la liberté et ses questions.