Quel remède pour SoundCloud, malade de ses remix ?
– S.I.Lex – - calimaq, 9/09/2017
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Cette semaine, l’ami Olivier Ertzscheid a écrit sur son blog Affordance un intéressant billet consacré à ce qui fut l’un feuilletons qui nous aura tenu en haleine cet été : les craintes concernant la disparition de la plateforme de streaming musical SoundCloud.
Il y décrit notamment la dépendance dans laquelle nous sommes tombés vis-à-vis des grands sites centralisés pour la transmission et la conservation de notre patrimoine culturel :
Les sites web ne meurent jamais. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour penser que la culture qu’ils fondent peut se prolonger au-delà d’eux.
Le grand chantier du prochain siècle doit nous amener à nous interroger et à peser sur le rôle des opérateurs publics dans la fabrique, la conservation et la transmission d’un patrimoine culturel nativement numérique, lequel, s’il n’appartient qu’à quelques oligopoles privés si bienveillants fussent-ils, nous ramènerait inexorablement aux temps où la terre était … plate(forme).
Si je partage – comme souvent – cette vision avec Olivier, je suis peut-être moins d’accord avec les causes qu’il identifie pour expliquer les difficultés récurrentes que rencontre SoundCloud, au point de menacer aujourd’hui sa survie. C’est en effet à mon sens moins du côté d’une incapacité de SoundCloud à « capter des usages » qu’il faut aller voir que de l’arrière plan juridique à laquelle est soumise une telle plateforme.
Les usages sont en effet bel et bien encore au rendez-vous pour SoundCloud. Le site a peut-être perdu de sa superbe, mais il demeure le plus impressionnant catalogue musical de tous les sites de streaming musicaux au monde, avec 120 millions de titres contre 30 millions pour Spotify ou 43 pour Deezer. L’aspect quantitatif est par ailleurs renforcé par la qualité des titres hébergés, car SoundCloud est le site qui avait jusqu’ici réussi à capter la musique indépendante, les artistes auto-produits et les créations des DJ produisant des remix, mashups et bootlegs. Or ce sont précisément ces derniers types de contenus qui ont peu à peu rendu « malade » la plateforme pour des raisons purement juridiques.
Les grandes majors de la musique ont en effet rapidement vu SoundCloud comme un concurrent gênant, menaçant par sa richesse les « offres légales » qu’elles tentaient de mettre en place. C’est la raison pour laquelle elles ont peu à peu augmenté la pression sur le site, comme le résume bien cet article des Echos :
Un succès qui n’échappe pas aux labels musicaux, les géants Universal et Warner en tête. Selon ces ayants droit, une partie du catalogue Soundcloud comporte du contenu qui leur appartient. Dans le cas d’un set de DJ mis en ligne par exemple, les majors estiment que la plateforme devrait leur verser des droits pour la diffusion des morceaux (ou samples) utilisés.
Les maisons de disques mettent également sous pression les artistes sous contrat qui diffusent gratuitement sur la plateforme des morceaux inédits. Aujourd’hui on estime à 20% les titres mis en ligne sur Soundcloud par des artistes engagés avec des labels.
L’entrée en jeu des maisons de disque contraint Soundcloud à changer de modèle. La plateforme devient pour partie payante avec son offre Soundcloud Go, qui arrive en France en mai 2016. Sans cet accès à 9,99 euros par mois, l’utilisateur ne peut plus écouter en entier les titres sous labels Il entend également une publicité entre chaque chanson, qui sert à financer les sommes à verser aux ayant-droits.
Avant le lancement en 2016 de son offre d’abonnement, SoundCloud reposait sur un autre modèle économique, basé sur la vente de services (les utilisateurs ayant besoin de mettre en ligne de nombreux morceaux payaient de l’espace de stockage). Ce sont les ayants droit qui l’ont contraint à aller vers la « marchandisation » forcée de l’écoute, en lançant le site dans la course à la rentabilité qui a failli le mettre à genoux avant l’été. Finalement, c’est grâce à l’intervention d’un rappeur qui a commencé sa carrière sur SoundCloud (Chance The Rapper) qu’un plan de sauvetage a pu être lancé en urgence, qui a conduit au rachat par deux investisseurs de la plateforme en juillet, au prix du licenciement de 40% de ses effectifs.
Cette « descente aux enfers » a connu d’autres étapes dans le passé, dont j’ai déjà parlé sur S.I.Lex. En 2013, SoundCloud avait ainsi traversé une crise assez grave, déjà provoquée par des conflits avec les ayants droit de la musique. Ces derniers accusaient en effet le site d’héberger de nombreux remix et mashups produits par ses utilisateurs, sans reverser de rémunération au titre du droit d’auteur. Plusieurs majors avaient été jusqu’à menacer d’engager la responsabilité de SoundCloud en justice (ce qu’ils ont fait ensuite pour GrooveShark par exemple, jusqu’à avoir sa peau…). Un compromis avait fini par être trouvé, mais seulement après que SoundCloud ait accepté de déployer un système de filtrage automatisé permettant aux ayants droits de demander la suppression de morceaux protégés. Ce virage avait déclenché la colère de nombreux musiciens, notamment les DJ qui apportaient pourtant au site les contenus faisant son originalité. C’est à partir de ce moment que quelque chose s’est irrémédiablement brisé pour SoundCloud…
C’est donc pour n’avoir pu trouver d’arrangement avec les ayants droit que le site a failli disparaître, avec toujours au premier plan cette difficulté à trouver une base légale pour les usages transformatifs (mashups, remix), dont j’ai si souvent parlé sur ce blog. Or il est intéressant de mettre en rapport les difficultés de SoundCloud avec ce qui se passe en ce moment sur d’autres plateformes. On a appris notamment la semaine dernière que Sony, l’une des trois grandes majors de la musique, avait conclu un accord avec Spotify et Apple Music qui va permettre de « légaliser les remix ». Les DJ vont en effet pouvoir aller puiser dans le catalogue de Sony pour réutiliser des extraits de morceaux et les diffuser, via les offres de Spotify et Apple Music. Un tel « miracle » est juridiquement possible grâce à un intermédiaire appelé Dubset, qui a réussi à mettre en place un dispositif technique pour analyser les morceaux et identifier les emprunts en les comparant à une base d’empreintes fournies par les ayants droit. Il est capable ensuite d’aller vérifier si des autorisations ont été bien accordées pour la réutilisation et, en fonction de la longueur et de la nature des extraits, de répartir la rémunération entre le DJ et les ayants droit des morceaux auxquels il a emprunté pour produire son oeuvre dérivée.
En un sens, Dubset est donc l’équivalent des « robocopyrights » que l’on rencontre déjà sur Youtube (ContentID), avec la particularité qu’il n’est pas utilisé à des fins répressives, mais au contraire pour gérer des autorisations et organiser une répartition de la rémunération. A vrai dire, le ContentID de Youtube avait à l’origine les mêmes intentions, mais il s’est transformé au fil du temps en un « flic robotisé » du droit d’auteur, faute pour Google d’arriver à un accord avec les majors de la musique sur ces questions de rémunération. Dubset est donc parvenu à un tour de force qui mérite à mon sens que l’on suive l’évolution de cet acteur, dont on peut penser qu’il jouera un rôle important dans l’écosystème de la musique en ligne.
Quelque part, on a presqu’envie de dire que Dubset constitue un usage « intelligent » du filtrage des contenus, car il vient au soutien des pratiques créatives plutôt que de verser dans la répression, en assurant la co-existence pacifique entre ayants droit et nouveaux créateurs. Mais il suffit de réfléchir un peu pour voir que des dérives assez lourdes peuvent survenir. La première qui saute aux yeux, c’est que si ce système bénéficie à Spotify ou Apple Music, ce n’est visiblement pas le cas pour SoundCloud, qui en aurait pourtant désespérément besoin. Et à mesure que Dubset va se rendre indispensable pour gérer ces questions juridiques (il suffirait pour cela que les deux autres majors – Warner et Universal – lui ouvrent leurs catalogues), il sera capable de décider de la vie ou de la mort des plateformes, selon qu’il fera affaire avec elles ou non. On est en réalité en train de créer un acteur qui peut contribuer à renforcer encore la centralisation et les effets d’oligopoles dans l’univers des plateformes. Par ailleurs, l’autre « effet pervers », c’est que les créateurs ne peuvent bénéficier des services de Dubset que s’ils vendent leur remix et leurs mashups. Or une grande partie de cette culture musicale était produite par des amateurs qui n’avaient pas forcément l’intention de monétiser leurs créations. On pousse donc à la transformation de pratiques non-marchandes en des pratiques marchandes et, pire encore, on renforce l’illégalité des premières, puisque seules les secondes pourront bénéficier du montage juridique offert par Dubset.
C’est peut-être justement parce qu’un acteur comme Dubset a le potentiel de prendre une place très importante dans le paysage que l’on voit parallèlement Facebook se lancer dans de grandes manoeuvres auprès des ayants droit de la musique, comme l’explique cet article sur Presse Citron :
Actuellement, si vous tentez d’uploader une vidéo avec une musique protégée, Facebook peut bloquer ce contenu
Mais d’après les sources de Bloomberg, le numéro un des réseaux sociaux serait en train de discuter avec les principaux labels pour permettre aux utilisateurs et aux pages d’utiliser ces morceaux dans leurs vidéos.
En substance, si Facebook négocie avec les entreprises, cela lui évitera de bloquer les vidéos qui, actuellement, ne respectent pas le droit d’auteur. Et selon Bloomberg, le numéro un des réseaux sociaux serait disposé à payer des centaines de millions de dollars.
En donnant accès à ces morceaux à ses créateurs, Facebook pourrait encourager ceux-ci à poster plus de vidéos. Avec des musiques populaires, ces vidéos pourraient également produire plus d’engagement et plus de vues.
En gros, cela signifie que Facebook est en train d’essayer de parvenir à faire ce que Youtube a toujours échoué à accomplir : trouver un arrangement avec les majors de la musique sur la répartition de la valeur et la redistribution des recettes publicitaires générées par la circulation des contenus sur la plateforme. S’il parvenait à un tel accord, Facebook deviendrait ainsi un gigantesque « espace autorisé » du partage de la musique en ligne, mais il n’y aurait absolument pas lieu de nous en réjouir. Car en effet, par contraste, cette légalité sur Facebook renforcerait encore l’illégalité de toutes les autres types de partage de la musique sur Internet, y compris les formes décentralisées et non-marchandes qui subsistent encore. Et le prix indirect à payer pour ce « droit au partage » qui nous serait octroyé par Facebook serait immense, puisqu’il passerait par le sacrifice obligé de notre vie privée et l’exploitation de nos données personnelles.
Ces évolutions soulignent encore et toujours l’importance de continuer à soutenir la légalisation du partage non-marchand des oeuvres en ligne et des pratiques transformatives, telle que la propose depuis des années à présent La Quadrature du Net. Un acteur comme Dubset pourrait très bien avoir sa raison d’être pour organiser la commercialisation des remix et des mashup. Mais le seul moyen d’éviter qu’il ne devienne extrêmement nocif, c’est que cette marchandisation soit contrebalancée par une sphère d’échanges non-marchands, éventuellement soutenus par un dispositif de financement mutualisé comme une contribution créative.
Mais ce n’est hélas absolument pas la voie que prennent les évolutions législatives en cours. Le projet de nouvelle directive européenne sur le droit d’auteur continue par exemple au contraire à défendre l’idée d’imposer un filtrage automatisé à toutes les plateformes, avec blocage des contenus dès l’upload par les utilisateurs. On n’est donc même pas dans un usage « intelligent » du filtrage, comme Dubset en montre l’exemple, mais toujours au contraire dans les mêmes veilles lubies répressives… A terme, ce n’est pas seulement la disparition de sites comme SoundCloud que nous risquons de connaître, mais aussi une mise sous cloche de l’Internet européen, qui ne fera que renforcer l’attractivité d’acteurs comme Facebook s’ils arrivent à se constituer en zone de partage toléré.
Nous finirons par payer extrêmement cher « l’Hadopisation du P2P » et l’abandon des pratiques de diffusion décentralisée de la culture que cette technologie permettait. Si le mal Qu frappe Soundcloud est peut-être à ce stade sans remède, il n’est sans doute pas trop tard pour retrouver les gestes pour refaire de la Culture partagée un Commun.
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