Une campagne en Espagne
Justice au singulier - philippe.bilger, 8/04/2012
On y est sans y être.
Mais il serait illusoire de croire qu'en Espagne, à Séville précisément ou à Cordoue, on puisse oublier ce qui se passe et se dit en France. Il y a Internet, Le Monde et une curiosité inextinguible (nouvelobs.com).
Comment le président de la République a-t-il osé, pour faire craindre les effets catastrophiques selon lui du socialisme, comparer la situation espagnole avec la grecque, ce qui a légitimement offensé l'orgueil ibérique et apparaît absurde au regard de la réalité sociale, industrieuse et humaine qu'une vision même fragmentaire permet d'appréhender. Il y a moins de morosité collective, plus de joie d'être ensemble, plus d'efficacité vraie dans ce peuple soumis à une dure austérité que dans notre France râleuse et désemparée. François Hollande a eu raison de souligner l'indécence de l'affront fait à ce partenaire européen et, de fait, notre pays, au bout de ce quinquennat, n'a aucune leçon à donner.
On y est sans y être.
Lire l'entretien du président de la République au Journal du Dimanche replonge dans ce qu'on a déjà entendu hier, dans ce qui a attiré l'attention dans Paris Match. Rien de nouveau, et c'est normal. Une campagne, c'est une répétition qu'on enfonce dans les cerveaux. Tout de même, le ressassement sur un candidat qui parlerait, lui, au peuple, toutes tendances politiques confondues, quand l'autre serait "l'otage de Mélenchon" n'est pas loin de lasser. Certes, le talent du polémiste est intact et, pour mettre en pièces, il n'est pas dénué d'une extrême habileté. Mais pour qu'une charge soit, au bout d'elle-même, cohérente et convaincante, il ne faut pas qu'elle appelle en permanence une réplique du genre : Et vous, et vous, et vous !
Ou bien sera-t-il fatal de se résigner à laisser chacune de nos subjectivités choisir celui qu'elle considèrera comme le moins pire, à la Yves Jégo comparant François Hollande à une maladie grave et Nicolas Sarkozy à une maladie bénigne ? Combien de fois, en effet, depuis quelques mois, des propos contrastés sont tenus qui renvoient à une adhésion par défaut à tel ou tel parce que l'autre fait peur et qu'on doute de sa compétence ? Pour les uns, Nicolas Sarkozy imposerait son maintien parce que François Hollande n'inspirerait pas la confiance nécessaire. Pour les autres, ce serait l'inverse. François Hollande offrirait l'avantage incontestable de sortir Nicolas Sarkozy du quinquennat à venir. J'admets qu'une telle conception de notre futur n'est guère enthousiasmante et qu'on a le droit de rêver : en 2012, Nicolas Sarkozy est adossé à un bilan médiocre tandis que François Hollande, avec une personnalité qui rassure et ne fait pas honte, se trouve dans une configuration pas très éloignée de celle de son adversaire en 2007, on attend tout de lui parce qu'on ne sait pas encore ce qu'il va accomplir et que, dans cet entre-deux, les espérances sont évidemment plus fortes que les craintes.
On y est sans y être.
Le peuple, soit ! Mais suffit-il de vilipender les corps intermédiaires, les élites respectables pour se mettre automatiquement du bon côté alors qu'une pratique de cinq ans a démontré aussi bien la domination des élites vulgaires et ostensiblement argentées que la détestation personnelle et psychologique du président pour ce qui structure et permet la démocratie, ces instances de médiation et de représentation ? Dans ce domaine capital pour la République, Nicolas Sarkozy n'a cessé de mettre en oeuvre une hostilité que la pensée de Marcel Proust sur "les idées succédanés des chagrins" éclaire en profondeur. Le peuple, aujourd'hui, pour Nicolas Sarkozy, est un pansement, un remède bien plus qu'une passion. S'il l'était, il n'aurait pas fallu si longtemps pour la dévoiler !
L'humiliation verbale causée à l'Espagne et qui a suscité une réaction de son gouvernement s'est, si j'ose dire, parfaitement accordée à un livre de Gilles Delafon, "Le règne du mépris Nicolas Sarkozy et les diplomates de 2007 à 2011". Notre président ne s'était jamais caché de détester autant "les diplomates que les magistrats", ce qui constituait pour le moins une conception discutable de l'équanimité institutionnelle qu'il aurait dû avoir ou en tout cas s'imposer. A lire ces pages vives et documentées, on est effaré par la grossièreté du personnage même dans l'officiel de sa fonction et de son rôle international, le mépris à l'encontre du Quai d'Orsay, du corps diplomatique et des ambassadeurs, la légèreté avec laquelle on n'a cessé de se priver de compétences remarquables et riches de savoir, de finesse, l'impulsivité et l'infantilisme de certaines réactions avant qu'un Alain Juppé parvienne tant bien que mal à restaurer équilibre, tenue et constance dans ce monde en proie au désenchantement et à une sourde révolte contre les assauts répétés d'une ignorance agitée, colérique et vaniteuse !
Le peuple, pourquoi pas ? Mais alors pour finir qu'on s'attache à l'ouvrage de Sophie Coignard et de Romain Gubert, "L'oligarchie des incapables". Il n'est pas un chapitre qui ne montre de manière éclatante à quel point la communauté nationale est au contraire oubliée, presque annulée en face des privilèges, des passe-droits, des incompétences et des gaspillages. En face de l'argent et des relations. En face des castes et des solidarités de mauvais aloi. Le président de la République n'a pas manqué, comme il se doit, de rendre hommage à son épouse dans l'entretien auquel j'ai déjà fait allusion mais je conseille, pour ceux qui ne se satisferaient pas de cette ode conjugale, de s'imprégner du passage relatif aux "amis de la Reine" qui décrit l'influence délétère de celle-ci, notamment pour les nominations et les prébendes. La situation d'Arno Klarsfeld, de Raphaël Enthoven auxquels elle n'est pas étrangère, est décrite et suscite pour le moins de l'agacement devant une démocratie qui se laisse si facilement reléguer. Et on pourrait ajouter à ce tableau la nomination de Frédéric Mitterrand !
On y est sans y être.
Mais une campagne en Espagne vous laisse la France au coeur, à l'esprit.